Ensemble, découvrons… l’Énigme grenadine des Livres de Plomb
Écrit par Nathalya Anarkali   
Jeudi, 12 Juillet 2012 16:11

 En cette année de prétendue fin du monde, d’alignement galactique et de transit vénusien, le réalisateur espagnol Óscar Berdullas Pomares vient de terminer un passionnant docu-fiction nous menant dans une des époques les plus envoûtantes de Grenade, et dont les secrets sont loin d’avoir tous été dévoilés. Avant d’entrer pleinement dans le sujet du film, j’aimerais me pencher sur quelques-uns des symboles onomastiques accompagnant les noms des personnes ayant rendu ce documentaire possible… Óscar m’a expliqué que son nom de famille paternel, évoquant un village du nord de l’Espagne aujourd’hui disparu, avait remplacé l’ancien nom séfarade de la famille, une conséquence directe de l’Inquisition. Bien souvent, les noms de famille qui évoquent des toponymes, des professions ou des éléments de la flore locale dénotent effectivement ce changement de statut religieux. Quant au personnage principal du film, mon amie Griselda Qamar, il s’agit d’une danseuse orientale talentueuse -doublée d’une anthropologue passionnée- dont le nom me semble lui aussi une belle synthèse du sujet du film. En effet, l’étymologie du prénom Griselda renvoie à « celle qui lutte », et son nom artistique Qamar évoque la lune en arabe. Identités détournées, lutte pour la terre aimée, langues oubliées, astres veillant jalousement sur l’histoire grenadine occultée… Voilà, entre autres, ce dont il est question dans ce documentaire qui se penche sur l’histoire passionnante des « Livres de Plomb » du Sacromonte.

Les fidèles lecteurs de Best of Verviers se souviendront peut-être du Sacromonte, mont sacré grenadin, le quartier troglodytique des Gitans que mes élèves de traduction et moi-même avions évoqué dans le conte Rêves d’Al-Andalus, Eva égrène l’histoire de Grenade. Dans cette histoire fictive, une jeune Verviétoise découvrait Grenade à la suite d’une promesse faite à son ami décédé, le vieil épicier Hassan du quartier de Hodimont, qui connaissait tous les secrets de Grenade grâce aux contes de sa mère et aux cartes postales contées de son ami Mohamed. Celui-ci, depuis sa grotte, avait ainsi décrit son quartier à la jeune Eva :

« le Sacromonte, c’est le mont sacré de Grenade, le lieu mystérieux qui surplombe la vallée du paradis, Valparaíso, en face de l’Alhambra, dont j’ai une si belle vue depuis l’entrée de ma grotte... Quand les Rois Catholiques conquirent la ville, les nobles musulmans qui habitaient Grenade durent fuir en Afrique du Nord. Comme ils avaient peur qu’on ne leur confisque ou vole leurs richesses sur la route vers Almuñécar ou Almería, d’où partaient les bateaux, ils décidèrent d’enfouir leurs trésors au milieu des oliviers qui couvraient ce mont. Au même moment, les esclaves de ces familles (la plupart étaient noirs) avaient été mis en liberté, parce que c’était très cher de les emmener pour le voyage. Du jour au lendemain ces esclaves se retrouvèrent, certes libres, mais sans rien, une main devant une main derrière comme on dit ! Plus de travail, plus de maison… Ils décidèrent de fouiller la colline à la recherche des trésors que leurs maîtres avaient cachés. Malheureusement pour eux, ils ne trouvèrent rien, mais décidèrent d’utiliser comme habitat les cavités qu’ils avaient creusées sur les flancs de la colline. Or de nouveaux voisins arrivèrent bientôt de très loin… C’étaient les Gitans, originaires de l’Inde, que les autorités chrétiennes du XVIème siècle obligèrent à se sédentariser et à rester dans les faubourgs de la ville, autrement dit, ici ! C’est ainsi que ces grottes devinrent nos foyers. C’est pourquoi cet endroit s’appelle El Barranco de los Negros, le Ravin des Noirs. Enfin, moi je dis ça… Cette histoire, tu peux décider d’y croire ou pas. Réalité ou légende, on ne sait jamais vraiment trop à Grenade ! »

Cette description, née de la plume de mon ancienne élève María del Pilar Ortega García, est un parfait résumé de l’histoire de ce lieu magique, ainsi que de la caractéristique grenadine par excellence, celle qui voit la réalité puiser aux sources des légendes. Ce que ne disait pas le Mohamed de notre conte, c’était la raison pour laquelle le nom de son quartier avait changé, de « vallée du paradis » à « mont sacré ». Et ce sont précisément les livres de plomb qui expliquent cette dénomination…

 

     
Photo: Nathalie Bléser

 

En effet, l’abbaye surplombant le quartier fut érigée par l’archevêque Pedro de Castro à l’emplacement de grottes où on retrouva les prétendues reliques de saints martyrs ainsi que les fameux livres de plomb, cercles où étaient gravés des textes faisant état d’une symbiose islamo-chrétienne, le tout encadré d’une myriade d’étoiles à six branches.

 

        
   Photos: Nathalie Bléser

 

Les livres prirent le chemin du Vatican qui finit par décréter qu’il s’agissait de faux, mais la tradition religieuse était déjà bien ancrée, tant et si bien qu’elle perdure de nos jours. Histoire et légende se font face dans le miroir du temps à Grenade, ville connue pour ce que l’historien grenadin Manuel Barrios Aguilera a appelé son « cycle faussaire », ou encore « l’esprit du Sacromonte », qui a basé les origines chrétiennes grenadines sur un mythe forgé de toutes pièces. Observons la bande de lancement du film d’Óscar Berdullas Pomares pour voir comment cet endroit troglodytique devint ni plus ni moins que le lieu de sépulture du patron de la ville, qui aurait été martyr chrétien du temps de Néron.

 

 

 


Comme on le voit dans cet extrait, les livres révélaient, dans ces petites lunes de plomb si mystérieuses, toute la richesse de cette recherche de syncrétisme forcé, une prétendue parenté arabe de celui qui deviendrait le saint patron de Grenade, ainsi que de troublants parallélismes entre les dogmes de l’Islam et certains concepts chrétiens… En mettant enfin en lumière les livres de plomb, il s’agit bien, pour le réalisateur, plus que de présenter une simple curiosité historique, de braquer les feux sur la personnalité grenadine elle-même, tout aussi fascinante que complexe, en un exercice tout aussi troublant que salutaire. Car c’est tout un pan de la société de cette ville qui refuse toujours de reconnaître son véritable passé, celui d’une réalité métissée, pour continuer de faire la part belle à un mythe qui eut l’effet contraire de ce qu’en escomptaient ses artisans : plutôt que de permettre à une communauté menacée de rester sur la terre de ses ancêtres, il exalta la soif d’une origine chrétienne exclusive n’hésitant pas à fonder sa conviction sur des fondements forgés de toutes pièces, des falsifications dont Grenade fit sa spécialité. En effet, ce furent les Morisques, anciens Musulmans convertis de force au christianisme, qui inventèrent ces fausses reliques et surtout ces textes puisant aux sources chrétiennes et musulmanes, tentant ainsi le tout pour le tout afin de convaincre leurs contemporains chrétiens que l’entente était possible, et ainsi rester sur leur terre. Or le résultat fut la création d’une abbaye sur les prétendus lieux du martyre des premiers chrétiens grenadins et l’expulsion définitive pour les « nouveaux chrétiens », c’est-à-dire les anciens musulmans, ou les crypto-juifs passés entre les mailles du filet de la première expulsion…

              Photos: Nathalie Bléser
 
Le film nous permet de pénétrer dans ce qui dut être l’ambiance incertaine de ce moment charnière de l’Histoire, où une communauté sentant sa fin proche était prête à tout pour conserver son lieu de vie : imaginer une symbiose entre islam et chrétienté. Le réalisateur fait primer l’aspect humain dans son œuvre.

 

Photo: Nathalie Bléser

 

Il rend tout d’abord hommage à Miguel Hagerty, un ami commun aujourd’hui décédé, professeur d’arabe de la faculté de traduction et interprétation de Grenade et grand spécialiste de la thématique des livres de plomb. La mémoire de Miguel imprègne tout le film qui met en scène une jeune chercheuse, Griselda, dont la famille descendrait de Morisques grenadins.

 

Photo: J.M. Alguacil

On voit la protagoniste se recueillir face à un grenadier planté dans le jardin de la faculté de traduction et à l’ombre duquel on a érigé une petite stèle en la mémoire de Miguel ; Griselda se rend aussi sur la tombe du professeur au cimetière municipal, où le spectateur lit sur la pierre tombale un extrait d’une poésie de Rafael Albertí on ne peut plus en accord avec le destin des Morisques grenadins : «  Me dijeron que no éramos de aquí, que éramos viajeros, gente de paso, huéspedes de la tierra, camino de las nubes » (on m’a dit qu’on n’était pas d’ici, qu’on était des voyageurs, des gens de passage, invités de la terre, sur le chemin des nuages).

 

Photos: J.M. Alguacil

Ensuite, au gré des lettres écrites à son amie Aïcha, on accompagne la jeune femme tout au long de son périple tant géographique que spirituel et introspectif, pour découvrir peu à peu les clés permettant de percer les mystères planant autour de ces fameux livres de plomb. On est plongés au cœur même de l’époque de falsification en observant le moment de la création et postérieure dissimulation desdits « livres » dans les anfractuosités des grottes du Sacromonte, le tout sur un air de luth distillé par un autre ami au talent immense : le luthier et musicien Uzman Almerabet, grand connaisseur de l’époque d’Al-Andalus. La nostalgie d’une terre sur le point d’être abandonnée imprègne chacun des gestes et chacun des sons de ces moments évocateurs d’une blessure non encore refermée.

 

 

Photos: J.M. Alguacil

 

Mais on retrouve également ce mystère planant toujours à l’heure actuelle dans l’église de l’Abbaye du quartier gitan, où les jours de romería (pèlerinage annuel), on ne peut s’empêcher de sentir un certain envoûtement. Je me souviens très clairement de ma fascination lorsque, lors de la messe, j’observai à l’ombre des lampes de mosquée constellées d’une myriade d’étoiles de David une dame catholique prier face à San Cecilio, les paumes élevées vers le ciel comme pour la prière musulmane, le tout à deux pas de la sacristie qui veille jalousement sur une magnifique table ramenée du Pérou par le père conquistador de l’archevêque responsable de l’édification de l’abbaye…

 

Photos: Nathalie Bléser

 

Ce sont toutes ces couches temporelles, toutes ces influences spirituelles et leur souffle mixte s’enroulant dans les arabesques des constructions andalouses qui permettent de comprendre Grenade dans toute sa subtilité. Et pourtant ce lieu de culte où les Gitans abritent leur vierge et leur christ métis ne voit la congrégation de tous les Grenadins qu’une seule fois par an, car le reste du temps, les préjugés des habitants du centre sont bien plus forts que leur possible intérêt pour la personnalité profonde de cette ville. L’ironie va d’ailleurs jusqu’à faire partir la procession des Gitans de l’église à côté de laquelle on garde encore accrochés aux murs les sambenitos (scapulaires d’humiliation imposés par l’Inquisition aux victimes de ces procès grotesques et tragiques)… Ces préjugés d’un autre âge sont alimentés, volontairement ou non, par l’attitude des responsables de l’Abbaye eux-mêmes, qui n’ont pas permis que l’équipe du film puisse pénétrer dans l’antre où reposent les livres de plomb. D’aucuns affirment que ceci tend à prouver un des soupçons pesant sur ces pièces : il s’agirait de faux, c’est-à-dire de falsifications des falsifications elles-mêmes, dont les originaux pourraient toujours dormir quelque part au Vatican malgré leur pseudo-remise officielle en l’an 2000, de la part du Pape actuel lorsqu’il n’était encore que le Cardinal Ratzinger… La vérité historique fait-elle si peur ? L’ignorance est-elle encore la meilleure alliée des sphères d’un certain pouvoir ecclésiastique ?  Combien de temps encore l’histoire de Grenade sera-t-elle séquestrée par ces défenseurs d’intérêts partisans dépassés ? La protagoniste du documentaire, dans une des lettres qu’elle écrit à son amie Aïcha, s’inquiète : “Chère Aïcha… Pedro de Castro aurait bien pu manipuler les traductions des livres pour favoriser l’imposition de l’église catholique à Grenade, la terre des aïeux de mes aïeux, parvenant ainsi à détourner le message contenu dans ces textes.”

 

Photo: J.M. Alguacil

Les ancêtres de Griselda ont peut-être effectivement bien des secrets qu’ils aimeraient livrer à leurs descendants. Car malheureusement, ici plus qu’ailleurs, on soupçonne encore les gens en se basant sur d’hypothétiques délits de parentèle. Dans une certaine Grenade, il ne semble pas encore si loin ce temps de l’Inquisition où on dénonçait des voisins parce qu’ils mangeaient du couscous, s’installaient à-même le sol ou faisaient leurs ablutions… Ce sont ces mêmes préjugés nourris de méconnaissance qui valurent d’ailleurs à plus d’une de mes ancêtres wallonnes d’être accusée de sorcellerie. Et bien qu’à cela ne tienne, nous accepterons fièrement cet héritage sorcier pour augurer, depuis les volutes d’un inconscient teinté du plomb oxydé du souvenir, un franc succès pour ce film dévoilant en partie le secret des origines métissées...

 

Photos: Rachida Hassan Mohamed, Griselda Qamar & Nathalie Bléser  
 

 


 

Mise à jour le Mardi, 17 Juillet 2012 06:09
 

Commentaires

 
0 #1 Bléser Nathalie 20-07-2012 12:56
Je travaille actuellement au sous-titrage français du documentaire, s'il y a des personnes intéressées pour le faire tourner en Belgique francophone, merci de contacter Óscar ou moi-même!