La théorie de la relativité I
Lundi, 26 Juillet 2010 11:23

L’autre jour, en sortant d’une réunion à la Fondation « l’Héritage d’Al-Andalus » sise au Parc des Sciences de Grenade, je m’arrêtai à la petite boutique faisant face à l’« agujero negro », le « trou noir » du hall du Parc.

Ce dispositif fascine toujours les enfants (tout comme les grands!). Sa surface invite à suivre des yeux le parcours inéluctable de la petite boule lancée sur la paroi du ‘trou’ qui finira immanquablement aspirée par le centre de la courbure. Or mon impulsion d'achat répondait un peu à la même attraction que celle de la boule dans le trou noir: j'étais littéralement aspirée à l'intérieur de cette boutique...

Dans le magasin, je dénichai deux cadeaux-gags pour des amis allant se marier : un petit Albert Einstein en peluche et un globe terrestre suivant le principe du Rubik’s cube…

 

 

Mes amis aimant titiller leur esprit, ils apprécieraient très certainement cette peluche à l’effigie du fantastique physicien et ce globe permettant de chambouler la donne des continents pour faire un pied-de-nez à la géologie ou à la géopolitique. Ces gadgets serviraient donc de compléments co(s)miques aux ‘vrais’ cadeaux, certes, mais je me demandais tout de même pourquoi je tenais tant à les emmener. C’était plus fort que moi…

 

 

C’est un peu plus tard que j’en comprendrais la raison, dans l’autocar m’emmenant au lieu du mariage. Le trajet Grenade-Bordeaux et le séjour qui s’ensuivit furent riches en événements et réflexions variées qui vinrent s’inscrire dans mon esprit comme autant d’illustrations de la relativité de toute chose… Je vous invite ici à explorer certaines facettes de ladite relativité au gré de citations empruntées au génial physicien.

 

Sculpture représentant Einstein à l’entrée du Parc des Sciences de Grenade


 

Le hasard, c’est Dieu qui voyage incognito

Vendredi 16 juillet 2010, 10h du matin, gare routière de Grenade… Je monte dans le car Eurolines en provenance d’Algésiras.Ce n’est pas évident de trouver une place, il est bondé. Le hasard décide finalement que je m’installe aux côtés d’une Hollandaise aux longs cheveux blonds, d’une cinquantaine d’années. Quant à ma voisine de la rangée de sièges opposée, une jeune femme aux cheveux bruns mi-longs, elle se réveille pour me demander en français où l’on se trouve. L’évocation de la ville nasride la plonge dans une déconvenue à peine résignée…

-Seulement !

C’est ainsi que s’engage naturellement la conversation. Cette dame, appelons-la Aïcha, rejoint Paris avec ses deux enfants, prénommons-les Dounia et Salim. Je vois dans les yeux d’Aïcha qu’elle a pleuré, et surtout qu’elle a grand besoin de parler et de livrer son histoire qui me laisse sans voix. Elle a conduit pendant deux jours, de Paris à Algésiras, en compagnie de ses enfants et de ses parents pour enfin pouvoir offrir des vacances aux petits, ravis de troquer un peu Saint-Denis pour le pays d’origine de papy et mamy. Mais si les grands-parents peuvent embarquer et poursuivre le voyage en terre marocaine, l’accès du bateau est interdit à Aïcha et ses enfants. Le père de ceux-ci, qui les a vus une fois en l’espace des trois ans écoulés depuis le divorce, a en effet introduit une demande auprès des autorités pour que les petits ne quittent pas le territoire Schengen. Aucune tentative d’arrangement n’a abouti et Aïcha s’est vue contrainte de rebrousser chemin avec Salim et Dounia qui ne comprennent pas pourquoi leur papa a fait ça… Je ne sais que dire, je ne peux qu’écouter Aïcha et tenter de la réconforter.

 

Le mental intuitif est un don sacré et le mental rationnel est un serviteur fidèle.  Nous avons créé une société qui honore le serviteur et ignore le don.

Au bout d’un moment, comme prise à  nouveau par ce tourbillon du trou noir, ma main plonge dans le sac à cadeaux pour en sortir les gadgets du Parc des Sciences grenadin. Salim déchire fébrilement l’emballage et embrasse Einstein, adopté d’emblée comme « doudou » qu’il ne lâchera plus pendant tout le reste du trajet. Dounia semble éprouver un certain intérêt pour le globe terrestre convertible, mais après avoir placé l’Afrique en Europe et l’Asie en Amérique, prise de tournis, elle est contrainte de poser la terre sur le siège car la route lui donne le « mal de mer »… Mais j’ai bon espoir qu’elle la reprenne une fois les deux pieds fermement ancrés sur terre. Voilà donc pourquoi je devais me munir de ces cadeaux ! Les grands yeux curieux de leurs jeunes destinataires étaient au centre du trou noir de l’attraction incontrôlée ; le destin avait voulu que j’emmène ces joujoux pour eux… Il n’y a donc pas de hasard, juste de miraculeuses rencontres entre les éléments et entre les gens, moments de partage permettant à Aïcha d’esquisser un sourire en jetant un œil sur le pénible film de guerre dont les décibels torturent nos cerveaux désireux de prendre un peu de repos.

-Ça va, tout est relatif, ça aurait pu être pire… J’aurais pu naître à Bagdad, hein !

Nous partons toutes deux d’un rire franc, et je lui dis que j’ai l’intime conviction que cette mésaventure n’est qu’un coup de dés sur ce jeu de l’oie virtuel qu’est la vie : aujourd’hui, elle et ses enfants ont reculé de trois cases, mais demain le dé du destin marquera six beaux points pour qu’elle et les siens savourent les délices des vacances marocaines en famille…

 

Un être humain est une partie du tout que nous nommons Univers… Une partie limitée dans le temps et dans l’espace.

Je me dis que finalement j’ai bien fait d’écouter la petite voix insistante qui me poussait à cet achat, je me dis aussi que le baiser ardent donné par Salim à son papy de peluche efface en moi les désagréments des près de 20 heures de car, et je me dis enfin qu’il est bon de laisser décider le destin… Je me retourne alors vers ma voisine de gauche qui regarde défiler le paysage et note de temps en temps dans un carnet les impressions de son départ de la terre ibère : « Vertrek…. ». Elle me confie plus tard qu’elle aime écrire de petits récits ponctués des instantanées prises en route, pour confectionner un album de mots, d’images et de sons. À un arrêt à Almuradiel, un bled de la province de Ciudad Real perdu dans cette terre de la Manche où partout planent le souvenir et l’image de Don Quichotte, la dame avait enregistré le chant des cigales. De retour dans le car, elle photographiera ses camarades de trajet, entre autres Dounia endormie et moi essayant de faire de même… De ce patchwork d’impressions et de souvenirs, elle voudrait faire un livre, plus tard. Je l’y encourage, car après tout l’ingénieux Hidalgo est là pour nous rappeler qu’il faut toujours poursuivre ses rêves. Je crois que c’est en jetant un dernier regard vers le don Quichotte en fer forgé ornant l’entrée du restoroute que j’ai moi aussi décidé de consigner par écrit ce que me réserve cette escapade aquitaine…

Tout aussi furtives qu’elles soient, les rencontres, j’en suis sûre, surviennent toutes dans un but bien précis, qui peut parfois ne se révéler que bien plus tard. Ces visages qui s’estompent déjà pour ne laisser la place qu’aux circonstances les ayant mis sur notre route ont tous une place dans notre histoire, dans notre « parcours vital » comme on dit en espagnol : Aïcha, Dounia et Salim bien entendu ; mais aussi ce Marocain qui les a dorlotés depuis Algésiras et est tombé un peu amoureux d’Aïcha ; cette Roumaine germanophone complètement perdue me demandant de parler à sa fille par téléphone interposé et qui se mit à pleurer à mes côtés quand j’essayais -plutôt mal que bien- de communiquer avec elle dans la langue de Goethe ; ce jeune homme qui avait oublié son sac à la  terrasse du restoroute d’Almuradiel et expliquait sa mésaventure à sa sœur en lui demandant de faire opposition à sa carte bancaire, tout cela presque sans respirer pour ne pas dépenser trop d’unités de mon téléphone portable ; et ma charmante voisine batave dont on se sépara, Aïcha et moi, au nord de l’Espagne pour qu’elle prenne un autre car ver les Pays-Bas : elle glissa discrètement dans mon « sac aux cadeaux » le châle qu’elle m’avait prêté plus tôt, me voyant tourner au marron glacé… J’avais accepté de bonne grâce cette offre de lutte anti-clim assassine… Je me suis rendu compte de son cadeau à l’arrivée à l’hôtel à Bordeaux… Quelle délicate attention. Je crois que c’est en ces petits gestes que réside la vraie bonté humaine qui relie entre eux tous les êtres, ou qui réconcilie un seul être avec le monde entier...

-Samedi 17 juillet, bip-bip, un texto apparaît sur mon portable : « Je suis bien arrivée, je suis avec ma sœur, les petits vont bien. Mille mercis. Une chose de bien dans mon malheur, c’est de t’avoir rencontrée… ‘Aïcha’ »

 

Je ne dors pas longtemps mais je dors vite

Après avoir dormi royalement une heure dans le car, mon arrivée est plus que tardive à Bordeaux : 4h du matin passées. Le lieu où je descends est assez glauque : derrière la gare SNCF, là où exercent leur profession les « dames de petite vertu ». On me prendra d’ailleurs pour l’une d’entre elles pendant l’attente, ah super, ça fait plaisir ! Heureusement, mon ami arrive bientôt en voiture, après avoir complété le parcours fléché qui devra mener les invités du lendemain depuis la mairie jusqu’à la salle des fêtes. Il me conduit à l’hôtel où je m’effondre pour trois petites heures de sommeil. Vite, vite, tentons de récupérer un minimum d’énergie avant le jour J. Après une toilette élaborée pour tenter de masquer la fatigue et les cernes, je prends le tramway direction ‘Pessac centre’ pour me rendre dans la localité voisine où a lieu le mariage.

 

 

Le déplacement du véhicule glissant en silence dans les rues de la ville pimpante, doublé du manque total de conversation des passagers, tout cela ne m’aide pas vraiment à garder les yeux ouverts. Ce qu’ils sont discrets, ces Français ! Ne ratons pas l’arrêt… Peixotto… à ne pas prononcer à la galicienne (‘peichotto’) mais avec un vrai ‘x’ français, diXit mon ami quelques heures auparavant… J’aime ces petits détails exotiques ! Smile

 

Ce n’est pas à cause de l’attraction terrestre que des gens tombent… amoureux

Me voici descendue à PeiXotto. Je demande la direction de la mairie à une dame promenant trois chiens.

-Oui, oui, c’est au bout de la rue, je m’y suis d’ailleurs mariée il y a trente ans. Oh mais vous savez, tout cela n’a plus d’importance… C’est si loin. Je suis veuve maintenant…

Un peu troublée, je me confonds en excuses et remerciements et poursuis ma route en me disant que décidément, les promesses de bonheur sont parfois bien traîtresses… Le regard triste de cette dame que l’évocation de son passé à deux a éclairé d’une lueur éphémère me touche beaucoup. Elle semble avoir arrêté la pendule de sa vie à l’heure de la mort de son mari, et a reporté tout son amour sur ses petits protégés canins qui l’aident à distiller sa tendresse au quotidien... Imaginant sa vie, je me retrouve à l’entrée de la mairie. Le pauvre marié n’a dormi qu’une heure, mais il est magnifique. Beaucoup des invités sont d’ailleurs venus de loin, voire de très loin pour la noce. Rabat, Grenade, Séville, Toulouse, Paris, Genève, Québec…

Mais en voyant arriver la mariée, tout le monde oublie la fatigue pour s’adonner à une admiration sans borne de la jeune femme splendide dans sa robe de mariée blanc cassé. Depuis que je les connais, mes amis sont ensemble et vivent un de ces amours fusionnels qui ne doivent se compter que sur les doigts de la main du Très Haut... Ils m’ont progressivement fait entrer dans leur univers ; toute la famille, côté mariée, m’est devenue très proche, et nous sommes toujours très heureux de nous retrouver. La cadette de cette famille de trois filles est quelqu’un de très spécial et cher à mon cœur. Trilingue arabe-français-espagnol tout comme ses sœurs, sa trisomie multiplie par trois le flot de tendresse dont elle m’inonde à chacune de nos rencontres, faisant naître un sentiment tout aussi fort qu’indicible pour moi, mais dont un grand écrivain marocain a su livrer l’essence: Tahar Ben Jelloun, père d’Amine, jeune trisomique…

 

Amine Ben Jelloun entouré de sa famille

 

« Cet enfant est une écorce d’un fruit rare,
Il est le fruit de toutes les saisons
Qui réchauffe nos hivers par sentences d’amour
(…) La bonté fait son lit dans son regard et éclaire le jour le plus sombre
À notre tendresse émue il se lie pour toujours
Sans malice ni fronde, tel un temps apaisé
Il est le rêve arraché à une aberration, astre des nuits sans sommeil
(…) Dans nos jardins il est roi des roses
Jamais l’hiver ne traverse sa lumière
(…) Cet enfant libre ne souffre pas quand le regard torve se promène sur sa peau
Nous souffrons et nous l’éloignons de l’œil mauvais
Il en rit et nous dit « c’est pas rave ! »
(…) Il n’est pas comme les autres
Il est innocence éparse dans une société qui ment
Il touche à l’essaim de tant d’étoiles du simple fait de rire aux éclats
Il est cette liberté dont on n’écrit nulle part son nom
(…) Il n’est pas la contrariété se lisant dans les yeux des passants
(…) Curieux des mots qu’il prononce mal, il les répète jusqu’à la confusion
« Golgol, moi, jamais ! »
Pas de « Gogol » ici ou ailleurs.
(…) Nulle disgrâce ni défaut de fabrication
Même s’il chante faux, ses mots se font légers
(…) Il est l’étincelle venue réveiller les sentiments
Il est celui qui marche devant et que nous suivons
Il a fait mieux : telle une route tracée sur le flanc d’une montagne verticale, il a tracé dans sa vie et la nôtre un perpétuel arc-en-ciel, un amour qui dément la brutalité et la bêtise. »
Tahar Ben Jelloun

 

Il est plus facile de désintégrer un atome qu’un préjugé

Dieu sait si elle peut être bête et brute, notre société, engoncée qu’elle est dans ses principes, lois dites immuables, tabous, règles, étiquettes et tiroirs, qui « appellent barbarie ce qui n’est pas de leur usage »… Cette phrase de Montaigne, enfant d’Aquitaine, a été choisie de longue date par mes amis pour clore tous leurs e-mails.

 

Statue de Montaigne à l’Esplanade des Quinconces, Bordeaux

 

Outre le désir de mettre en avant les belles et grandes lettres d’un enfant du pays, je sais que leur choix de citation a été guidé par une philosophie opposée à tout préjugé, dont ils ont si souvent été victimes. D’abord ceux que l’on sent dans les non-dits, les gestes et les regards adressés à « l’enfant différente » de la famille, cet être dont l’exquise sensibilité sera à jamais inaccessible pour les étroits d’esprit qui bâillonnent leur coeur et barrent leur regard. Au lendemain du mariage, par exemple, cette jeune fille a bouleversé tout le monde en se lançant dans un discours-déclaration d’amour à sa mère qui fêtait son anniversaire… Ces satanés préjugés ont aussi parfois grevé la joie du couple franco-marocain en terre de France ou d'ailleurs par des remarques, attitudes ou lois divisant les gens selon leur condition ou origine, mais la force de leur union s’est nourrie chaque jour d’un amour indéfectible et grandissant qui leur a fait surmonter tous les obstacles. Aujourd'hui la photo de la joie de cette famille franco-berbéro-marocaine en dit long sur la force des sentiments…

Par souci de discrétion mais aussi par crainte de dénoter dans cette société française de plus en plus obnubilée par sa phobie des « signes ostentatoires musulmans, oups, pardon, religieux… », le père de la mariée était réticent à ce qu’elle porte autre chose que l’habit occidental à la mairie. Mais le soir venu, à la salle des fêtes, c’est en magnifique caftan qu’elle réapparut aux bras de son époux revêtu de la djellaba des grands jours pour un tendre baiser volé sous une lune qui aurait bien des secrets à raconter…

 

 

J’aime penser que la lune est là même si je ne la regarde pas

Quand les traces de nos pas se seront estompées sur la grève de la Garonne bordelaise,

 

 

quand de notre passage dans les rues d’Aquitaine ne subsisteront plus que des ombres enveloppant le souvenir des pierres,

 

 

quand d’autres amoureux se jetteront à l’eau pour prononcer le « sí, quiero » face au maire, au curé, au rabbin ou à l’adoul,

 

 

je sais que nos amis se souviendront, dans cette Bordeaux que nous découvrîmes pour les y voir sceller leur union, de chacune des secondes de cette journée pas comme les autres. Depuis la distance, nos meilleurs souhaits, nos réflexions émues ou nos délires les plus surréalistes les accompagneront chaque matin par le biais de mots doux que nous avons rédigés pour eux sur les petits papiers enveloppant les sucres qui fondront dans leur café du petit-déjeuner…

 

 

 

Au vu de la montagne de glucose coloré qui s’empila sur les tables, je sais que la douceur quotidienne de notre amitié leur est assurée pour de longs mois, même en l’absence de nouvelles fraîches. Et une fois épuisé leur stock sucré, ils pourront alors puiser dans les nombreuses instantanées qui ont capturé les images du bonheur que, par pudeur, je ne livrerai ici que via les mots, des mots qui, je l’espère, sauront refléter la beauté d’une histoire vraie, forte et belle, illustrant à merveille la relativité suprême car, comme le dit Einstein et pour clore cette première partie de mes réflexions,

Quiconque prétend s'ériger en juge de la vérité et du savoir s’expose à périr sous les éclats de rire des dieux puisque nous ignorons comment sont réellement les choses et que nous n’en connaissons que la représentation que nous nous en faisons. 

 

Nathalya Anarkali,

 

Mise à jour le Vendredi, 30 Juillet 2010 14:10