Monsieur Liu
Écrit par Eric Florence   
Samedi, 06 Mars 2010 17:27

Eric Florence né en 1969 à Verviers, est docteur en sciences politiques et sociales. Il enseigne la langue et la société chinoises à l'Université de Liège et au Collège d'Europe, chercheur sur la Chine contemporaine. Dans le cadre de notre rubrique "Nos gens - Lettres de nos tchèts volants", Eric nous livrera quatre fois par an un texte un récit, une histoire, une chronique en rapport avec la Chine : l'actualité, les rencontres, le folklore, la vie tout simplement sur le ton qui lui convient le mieux. Voici le premier :

Monsieur Liu [1]

Les doigts gonflés, bras et jambes immobiles, Monsieur Liu ne marchera plus. Je lui enlève la cigarette des lèvres et en fais tomber la cendre.

      Février 2002, Monsieur Liu vient de passer le cap de la cinquantaine. Il a été « mis à pied » fin 1996 comme plus de la moitié des 500 travailleurs de son entreprise, une entreprise étatique en restructuration dans la banlieue de Shanghai. Il conserve encore une allocation mensuelle de 300 yuan (35 euros) et le logement à bas prix fourni par sa danwei . Un voisin de Monsieur Liu lui explique qu’il connait un moyen fiable pour partir travailler en Belgique. Avec sa femme à la retraite et son fils sans emploi, Monsieur Liu parvient tout juste à nouer les deux bouts. Sortir travailler quelques années lui permettrait de le mettre lui et sa famille à l’abri, surtout en cas d’ennuis de santé.
    Novembre 2002, Paris Charles De Gaule. Un tongxiang  vient le récupérer afin de gagner Bruxelles. Les six premiers mois de labeur servent d’abord à rembourser les intermédiaires parties prenantes dans cette nouvelle industrie de la migration. Ensuite, Monsieur Liu touchera de 600 à 800 euros par mois. Il alterne travail en cuisine et travaux de rénovation d’intérieur. En cuisine, la journée est divisée en deux parties : de 10h à 15h et de 17h à 24h. Sur chantier, les tâches sont plus lourdes mais les journées généralement plus courtes. Monsieur Liu a pour seules connaissances des tongxiang qui ne parlent pas le français. Les occasions de se distraire sont rares : la lecture d’un journal de temps en temps ou exceptionnellement une soirée passée au casino.
    Voilà deux ans que Monsieur Liu fait partie de cette main-d’œuvre quasi invisible et hyper flexible. Encore deux années de plus et ce sera le retour au pays, auprès des siens.
    Un jour, Monsieur Liu est envoyé par son patron pour évaluer des travaux de rénovation dans une bâtisse inoccupée. Il ouvre une porte et fait une chute de huit mètres. La moelle épinière est sectionnée.


    Depuis, Monsieur Liu passe de son lit à sa chaise roulante électrique quatre à cinq fois par jour avec l’aide d’infirmières. Hormis lors de la visite que nous lui rendons deux fois par mois avec un ami originaire de Shanghai, il ne peut échanger de véritables conversations avec les gens qui l’entourent. Il appelle régulièrement sa femme et son fils qu’il n’a plus vus depuis son départ il y a six ans. Les quelques rudiments de français qu’il a appris lui permettent quand-même d’entretenir une communication de base vitale avec le personnel hospitalier et avec ceux dont il partage la condition d’infortune. Un humour salvateur occupe une place centrale dans ces échanges quotidiens : « Bisou ! » dit-il lorsqu’il voit une infirmière particulièrement aimable ; « Belle femme ! » plaisante-t-il avec un kinésithérapeute... Dans son malheur, Monsieur Liu a eu la chance de se trouver dans un service au sein duquel les qualités humaines sont nourries quotidiennement. La plupart des patients du service souffrent de pathologies très lourdes. Certains gestes semblent alléger quelque peu le quotidien de Monsieur Liu. Récemment, un adolescent au maillot de l’équipe de football italienne avance en chaise roulante vers lui, une bouteille de Whisky entre les mains :
-    Pour vous Monsieur Liu !
-    Cadeaux, moi ?
-    Oui, pour vous.
Le soir avant le repas, la maman de l’adolescent lui sert un petit verre. Un sourire profond illumine le visage de Monsieur Liu, comme un fragment étincelant d’une humanité nue, meurtrie, à fleur de peau.

 

[1] Ce texte est une version modifiée d’un article paru dans le n° 262, avril 2008 (numéro consacré aux Chinois de Belgique) de l’Agenda interculturel, http://www.cbai.be/publications/numeros/262.htm

 

 

Mise à jour le Jeudi, 18 Mars 2010 19:19