Conte de Noël par Albert Moxhet et Anne Liégeois
Écrit par Albert Moxhet   
Samedi, 27 Novembre 2010 23:12

EMPHYSÈME BONAMPAK 

Il toussa, une seule fois. C’était toujours comme ça quand il introduisait un coton-tige dans son oreille droite.  Dans la gauche, ça ne faisait pas le même effet. Il trouvait cela assez étonnant, amusant même, Pour lui, c’était un de ces phénomènes de la vie courante qui n’ont aucune importance.

Ce qui le tracassait, par contre, c’était la mémoire. Il craignait de la perdre parce que, bien souvent, il ne retrouvait pas le nom d’une personne qu’il rencontrait, alors que, deux minutes plus tôt, ce nom, il l’aurait dit sans difficulté. Mais il ne désespérait de rien, car récemment, au lendemain d’une lourde opération, alors qu’il était en soins intensifs, il avait réussi, avec quelque effort en pareilles circonstances, à retrouver deux mots – pourquoi ceux-là ? – dont le contexte lui était soudain venu à l’esprit : l’affection pulmonaire dont avait souffert le réalisateur John Huston et le site maya célèbre pour ses fresques qui en font ce qu’on a qualifié de « Chapelle Sixtine de l’art précolombien ». Il avait fini par retrouver emphysème et Bonampak.

 

Ces deux mots n’avaient aucun rapport entre eux, mais ensemble ils étaient devenus pour lui le symbole d’une victoire sur l’oubli. Il était toujours étonné des images qui surgissaient sans raison apparente dans son cerveau, surtout quand il était fatigué. Il s’agissait rarement de lieux célèbres où il était passé, mais bien plutôt d’un bord de route anodin, d’un sentier, d’un de ces endroits qu’on n’aurait aucune raison de photographier et qui, pourtant, s’imposaient à sa mémoire et dont il se souvenait alors très bien.  C’est ainsi que lui était revenu à l’esprit le trottoir d’une rue en forte pente que, adolescent, il gravissait avec un de ses condisciples pour aller dire bonjour à une vieille dame isolée et un peu démunie que soutenait une association caritative dont il était membre. Pouvoir parler calmement de choses et d’autres à quelqu’un qui vous écoute était un plaisir pour Mme Tonelle, dont la voisine du premier étage était une agressive mégère. Avant de s’en aller, les deux garçons avaient pris l’habitude de glisser discrètement au pied d’un bibelot le billet de cent francs qu’ils avaient mission de remettre à la dame.

 En brisant peu à peu la gangue d’oubli qui s’était formée autour de ces souvenirs-là, il  revit ce jour de décembre où, les examens s’étant achevés sous les premiers flocons, ils étaient arrivés chez Mme Tonelle avec, chacun sous le bras, un sachet de dix kilos de charbon. Et lorsque, alors qu’elle avait le dos tourné pour faire « un bon café pour vous réchauffer, par le froid qu’il fait aujourd’hui », ils avaient  voulu placer le billet à l’endroit habituel, ils y avaient trouvé une petite enveloppe portant leurs prénoms tracés d’une écriture appliquée.  

Au pied de la rue, ils s’abritèrent de la neige sous un auvent pour ouvrir l’enveloppe. Elle contenait deux anciennes images représentant la Nativité. Sans aucun doute, elles dataient de l’époque où Mme Tonelle était une petite fille bien sage au catéchisme paroissial.  C’était pour elle le trésor de sa mémoire.                                                                                                    

Albert Moxhet Illustrations d’Anne Liégeois                                                                                                                                    

(En partenariat avec Le Pays de Franchimont)

Mise à jour le Dimanche, 12 Décembre 2010 20:43