La tarte au riz de Didgé
Écrit par Didier Chardez   
Lundi, 12 Avril 2010 20:32

Grâce au formidable travail de la confrérie Verviriz, on parle de la tarte au riz partout, et même jusqu'à l'Unesco avec un possible classement au Patrimoine mondial de l'Humanité. Pourquoi pas ! Best of Verviers a envie de défendre à sa manière cet excellent produit, voire cette éventualité de classement  au patrimoine mondial de l'humanité, par le jeu de l'écriture : nouvelles, récits, contes, chroniques,...
Notre site a lancé ce défi à plusieurs personnalités du monde culturel. Chaque 15  et 30 du mois, nous  vous proposons de  découvrir leurs histoires. Le texte de Marcel Proust "A la recherche du temps perdu" a été proposé comme base de travail. Chacun a été invité à nous livrer un souvenir,  une émotion, un conte, un récit,... sans restriction, en ouvrant toute sa créativité non pas sur base de la madeleine mais bien de la tarte au riz de Verviers. Voici le septième texte, celui de Didgé, alias Didier Chardez notre talentueux dessinateur BD et non moins talentueux écrivain d'un jour.

La tarte au riz de Didgé à Monsieur Delporte aux éditions Dupuis
"C'est un peu maigre!", dit Julien affalé sur la table, les coudes largement écartés et le menton baissé.  

On regardait les quelques planches de BD étalées en éventail que recouvraient une demi-dizaine de pages de croquis divers.  Effectivement, c'était un peu maigre c'était rien de le dire. C'était d'autant plus maigre, à la lumière des incertitudes qui nous tenaillaient, que ça en devenait carrément dérisoire. On n'y voyait que des erreurs, des maladresses et de l'inabouti.      

C'était la veille de notre premier rendez-vous aux Editions Dupuis. Plus exactement, à la rédaction du Trombone Illustré, supplément "pirate" au journal de Spirou qu'avait lancé Yvan Delporte, ex-rédacteur légendaire du même journal, fumeur invétéré et intempérant buveur de Coca-Cola. Un mec dont les délires avaient bercé notre jeunesse et enchanté nos après-midi pluvieux. Un gars qui avait mis une fantaisie, mais aussi une tendresse particulière dans le journal, qui avait été à l'origine des plus belles trouvailles qui avaient fait le succès du magazine. Un petit maigrichon à la barbe agressive et volumineuse que les maîtres représentaient dans leurs séries, Franquin en tête. Un homme qui faisait, bien qu'on ne l'eût jamais rencontré, partie de notre vie pratiquement depuis qu'on savait lire.   

 Et voilà qu'on avait rendez-vous avec cette icône, et qu'on n'avait que ces quelques pages faiblardes qui nous semblaient de plus en plus merdiques!     Horrible situation. La joie d'avoir enfin obtenu un rendez-vous avec ce personnage était gâchée par les doutes qui nous assaillaient et la peur qu'on avait de se faire jeter comme des malpropres ou -pire- de s'entendre dire de la voix même de Delporte ce qu'on se reprochait tacitement.      

Après s'être regardés en chien de faïence pendant un certain temps, crispant nos bouches en diverses figures presque géométriques, on a pris la décision d'allumer une clope. C'était toujours une décision de prise.     

- Bon, alors, qu'est-ce qu'on fait?    

- Qu'est-ce qu'on fait… qu'est-ce qu'on fait… que veux-tu faire d'autre que d'aller à ce foutu rendez-vous? Tu as le temps, toi, de refaire cette nuit, en mieux, ce qu'on a mis un mois à réaliser?     

- Ben…     

- Je suppose que cet espèce de borborygme signifie "non"?…   

- Oui.    

 

 Il était tard. La nuit avait atteint son milieu et le rendez-vous du lendemain était en fin d'avant-midi. Il valait mieux rentrer dormir un peu.      

Le fameux lendemain, Julien est arrivé à la maison relativement tôt. Entendons par là neuf heures passées du quart. Comme je tournais en rond depuis trois-quart d'heure en pestant, l'accueil fut relativement mouvementé.     

Il portait sous le bras une grande farde qui contenait notre avenir. Du moins notre avenir immédiat.    

- J'ai eu une idée! Balança le Grand entre deux récriminations (acerbes) de ma part. On pourrait amener autre chose à notre rendez-vous…     

- Quoi?     

- Je sais pas moi… des petits gâteaux… une tarte…   

 L'idée n'était pas mauvaise. Pour moi, le mot "tarte" ne s'envisage pas sans le complément "au riz". Comme dans la presse le mot "drame" est toujours affublé du qualificatif "horrible" et au journal télé le mot "secousse" toujours suivi de "sismique", de façon pléonasmique, soit dit en passant.     

- Au riz?     

- Oui! Pourquoi pas? On pourra leur dire qu'on amène une spécialité régionale!      

- Alors, faut se grouiller, on n'a que le temps de passer par une boulangerie.     

- On ne boit pas un petit café avant?     

- Non. On ne boit pas. On aurait bu si tu étais arrivé un peu plus tôt, mais là on n'a plus le temps!    

 

 Il y avait, rue de Dison, une boulangerie dont j'ai oublié le nom où ils vous faisaient une tarte au riz qui, certainement, était la meilleure du monde.  Une tarte épaisse de trois doigts et dont le riz était une merveille. Dès qu'un couteau le pénétrait, il coulait voluptueusement par la déchirure, comme de la lave épaisse de la bouche d'un volcan; entendez par là "à la même vitesse", la tarte au riz de chez Wergifosse (je pense me souvenir maintenant, que c'était chez Wergifosse) n'était évidemment pas brûlante!     

Comme le magasin était sur le trajet pour rejoindre l'autoroute, c'était tout bénéfice, vu le déficit-temps accumulé par le grand imbécile que je véhiculais. Bref arrêt, emplette de deux tartes d'un diamètre acceptable et on repart sur les casquettes de roues (c'était une vieille voiture).      

Après un trajet miraculeusement sans histoire, nous arrivons à Bruxelles, devant la rédaction du journal de Spirou. Dans les caves du bâtiment était établie la rédaction du supplément-pirate.  Brève descente et arrivée dans une grande salle encombrée de bureaux au centre de laquelle trône celui d'Yvan Delporte. Des dessins et des planches de BD partout. Des dessins de Franquin, de Roba, de Morris, de Tillieux… des mecs devant lesquels on salive depuis lulure! On a de la peine à ne pas s'attarder pour regarder de plus près les originaux. Mais Delporte nous a vus entrer, il nous fait signe de la main d'approcher.      

Quelque temps auparavant, on avait envoyé des exemples de nos réalisations et un vague projet à la rédaction du Trombone. On avait un téléphone, mais il était sur le palier et la plupart du temps, on ne l'entendait pas sonner. Delporte avait essayé en vain de nous atteindre après notre envoi et n'y réussissant pas, en désespoir de cause, il nous avait envoyé un télégramme laconique: "PRIÈRE APPELER DELPORTE, TA IAUT, TAIAUT!". Ce qu'on avait fait immédiatement, inutile de vous le dire.     

Voilà pourquoi nous avancions en cette fin d'avant-midi vers le bureau central où nous attendait le petit barbu.      

Une fois qu'on l'atteint, on se présente gauchement. Julien tient la farde, moi je porte les tartes. Après quelques formules échangées dont je vous épargnerai la banalité, on en arrive au plus important. La farde ouverte, les planches et dessins sous les yeux de Delporte, qui lit en se massant à la fois la barbe et l'occiput. Geste dont la portée —positive ou négative— nous échappe sur le moment. Il sourit vaguement, émet de petits rires brefs de temps à autre. C'est bon signe, non? On ne sait pas, on ne parle pas, on regarde à la fois Delporte et autour de nous, cette ruche relativement bourdonnante où travaillent, discutent et se marrent des hommes et des femmes. Ca sent le papier et l'encre, odeurs délicieuses. On a un peu l'impression d'être dans la BD de Gaston et on est bien. "On a bon."     

Delporte relève la tête.     

- C'est tout ce que vous avez?     

- Non, on a ceci, aussi. Je dis, en lui tendant le paquet avec les tartes.     

 


 

Son regard rond passe alternativement du paquet posé sur la table à nous.     

- Qu'est-ce que c'est?     

- C'est des tartes au riz, une spécialité de notre coin. Je réponds. Julien me regarde en coin, moi je n'ose pas le regarder.     

 


 

- Au riz?  Vous faites des tartes avec du riz, vous autres? rigole Delporte en déballant la juteuse production de la maison Wergifosse (plus ça va plus je suis persuadé que c'était bien Wergifosse). Il se lève et se dirige vers le fond de la salle pour en revenir armé d'un couteau. Il n'a pas pris d'assiette, les tartes sont posées dans leur emballage, sur leur rond dentelé de carton. Au moment où il va commencer à couper je l'interromps du geste.     

- Petite minute, permettez? Je dis, en retirant les planches de dessous les tartes.     

Il coupe, ça coule partout et il se marre. Il retourne chercher des assiettes et des cuillers et après avoir goûté, il fait le tour de la rédaction pour en proposer à tout le monde. Nos tartes font un malheur!       

Le projet a été accepté. C'était notre premier pas dans la vie réellement professionnelle d'auteur de BD. On travaillait enfin pour l'un des éditeurs majeurs du pays. Doit-on le succès à la qualité de notre travail, ou à celui de Monsieur Wergifosse? (je suis pratiquement certain que c'était Wergifosse)     

On ne l'a jamais su et on ne voulait pas vraiment le savoir. Disons que c'est grâce aux deux et n'en parlons plus.           

Quelques années plus tard, on a pris l'habitude avec Serge Ernst, alors que nous travaillions pour le journal Tintin, d'amener de temps en temps des tarte au riz à la rédaction. Ceci pour faire l'éducation de ces Bruxellois qui ne connaissent rien de nos pratiques pourtant pas si lointaines et qui, toujours, ouvrent des yeux comme des sous-tasses, quand on leur parle de tarte au riz…       

Didgé

Serge Ernst, et Didgé

 

Mise à jour le Lundi, 12 Avril 2010 21:04