La tarte au riz de Mona Korak, sur le mode des madeleines de Proust
Écrit par Mona Korak   
Samedi, 06 Mars 2010 12:15

Grâce au formidable travail de la confrérie Verviriz, on parle de la tarte au riz partout, et même jusqu'à l'Unesco avec un possible classement au Patrimoine mondial de l'Humanité. Pourquoi pas ! Best of Verviers a envie de défendre à sa manière cet excellent produit, voire cette éventualité de classement  au patrimoine mondial de l'humanité, par le jeu de l'écriture : nouvelles, récits, contes, chroniques,...
Notre site a lancé ce défi à plusieurs personnalités du monde culturel. Chaque 15  et 30 du mois, nous  vous proposons de  découvrir leurs histoires. Le texte de Marcel Proust "A la recherche du temps perdu" a été proposé comme base de travail. Chacun a été invité à nous livrer un souvenir,  une émotion, un conte, un récit,... sans restriction, en ouvrant toute sa créativité non pas sur base de la madeleine mais bien de la tarte au riz de Verviers. Voici le cinquième texte, celui de Mona Korak, écrivain verviétois.

Golden sixties, par Mona Korak
Je l’ai attendue, attablée pendant une demi-heure dans la somptueuse salle du buffet de la gare, à contempler les grandioses fresques qui en ornent les murs. Née à Lisbonne, où j’ai passé toute mon enfance, pour revenir à Bruxelles après être passée à Paris, je me suis toujours sentie comme une apatride et si je suis venue me réfugier à Verviers, c’est peut-être pour retrouver des racines dans la ville de mes grands-parents maternels.
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Marie, ma grand-maman, devait débarquer du train de dix heures vingt-huit et j’avais tellement peur de la rater que j’étais venue bien trop tôt. Il n’y avait pas très longtemps que je l’avais vue à Bruxelles mais, de la retrouver ainsi, à Verviers, à l’endroit où elle était née et avait passé les vingt premières années de sa vie, me faisait une étrange impression. Moins qu’à elle probablement, car, quand elle est entrée dans la salle et m’a eue repérée, elle semblait bien excitée.

– On peut fumer ? m’a-t-elle demandé avec angoisse.
– Oui… ai-je répondu. On peut encore fumer.
J’avais prévu le coup et je m’étais installée dans la partie fumeur.

À peine assise, elle a donc allumé une de ses horribles Saint-Michel verte. Ses cheveux blancs coupés courts, ses jeans, et les Saint-Michel aussi vertes que son langage en font vraiment une grand-mère pas comme les autres. Ni son visage, ni sa personnalité n’ont pris une ride et d’ailleurs elle a toujours obstinément refusé que je l’appelle autrement que par son prénom. D’ailleurs elle refuse systématiquement les rôles de personnes âgées qu’on lui propose. Ce qui raréfie d’année en année les occasions de remonter sur les planches.

– Alors Marie, tu as fait bon voyage ?
– On ne peut plus fumer dans le train… s’est-elle contentée de commenter.
– Tu ne crois pas que tu devrais lever le pied avec ça ?

 

Elle a eu un sourire en coin :
– Je viens d’avoir septante ans et je marche au moins une heure par jour.
– Bien… tant que tu peux respirer…

Elle a refusé de prendre un café, j’ai payé le mien et nous sommes sorties dans le soleil de ce superbe été de l’an dernier. Elle est restée plantée devant la gare pendant quelques instants, comme si elle prenait ses repères. J’ai regardé son profil et j’ai eu l’impression qu’elle rajeunissait soudain, comme si, avec son retour à Verviers, elle effaçait cinquante ans de sa vie.
– On va chez moi ? ai-je proposé. C’est à deux pas, rue Grandjean…
– Non… Non, on ira plus tard… Je t’offre un café, mais en ville.

Elle avait eu une profonde aspiration avant de démarrer. Nous sommes donc descendues par la rue Xhavée, le long du théâtre.
– Tiens, a-t-elle remarqué, ils ont démoli le cinéma du Parc.
– Sais pas… ai-je dit. Je ne suis ici que depuis deux ans, tu sais.
– Il y avait un cinéma, là, de l’autre côté.

Nous avons encore fait quelques pas et elle a repris :
« Ils ont tout démoli, d’ailleurs. Regarde en face. Il y avait un petit bistrot, « Au bon coin ». C’est là que nous retrouvions après les cours d’art dramatique… Mais tout a été rasé…»
Puis, plus songeuse :
« Il devait reprendre le dernier bus pour Spa… »
– Il ? ai-je interrogé (avec délicatesse mais beaucoup de curiosité)
Elle n’a pas répondu.

– Mais dis-donc, ai-je demandé un peu plus loin il y a combien de temps que tu n’es plus venue ici ?
Une moue :
– Sais plus… En soixante-sept, je crois. À l’enterrement de Claire.

Je n’ai pas insisté. Ma grand-tante, sa sœur Claire, était morte dans un accident de voiture. C’est tout ce que je savais d’elle. Marie ne parlait jamais de Claire.
Elle a haussé les épaules et nous sommes arrivées devant la Bourse.
– Je viens parfois ici, ai-je dit. Et… on peut fumer…
– Ça, je m’en fous. Non… je voudrais aller chez Kryns..
– Kryns ?
– Ben oui… La pâtisserie Kryns sur la Place du Martyr.
– Connais pas… ai-fait.
– Et tu vis à Verviers depuis deux ans ? Tu ne sors pas beaucoup, ma pauvre fille… C’est là que nous nous donnions rendez-vous… L’endroit où les jeunes gens bien se donnaient des rencards. Y’avait pas encore le MacDo…

Et elle m’a entraînée vers la Place du Martyr. Nous sommes arrivée devant sa pâtisserie.
– Mon Dieu ! s’est-elle écriée. Cela aussi, ils l’ont changé ! Ce n’est plus chez Kryns.
Nous sommes tout de mêmes entrées et elle a foncé vers les escaliers avant de se faire interpeller par une des vendeuses-serveuses qui lui a signalé que l’étage était privé. On lui a aussi précisé que la salle du premier, où elle espérait monter, était fermée depuis belle lurette. Elle a eu l’air toute perdue avant de se reprendre et de demander, non sans agressivité :
« Et de la tarte au riz ? Vous en faites encore, tout de même ? On ne l’a pas supprimée aussi, tout de même, la tarte au riz ? »

 



Elle s’est donc résignée à ce que nous nous installions au fond de la salle et, perdue dans je ne sais quelles réminiscences, a attendu qu’on lui apporte un quartier de tarte au riz. Je m’étais contentée d’un café.
« Tu as bien fait… m’a-t-elle dit. La tarte au riz n’est sûrement plus non plus ce qu’elle était… »

Et elle s’est mise à tripoter le quartier du bout des dents de sa fourchette avant de se décider à en goûter une petite bouchée. Elle a eu une drôle d’expression : un mélange de surprise heureuse en découvrant le goût de la tarte et le choc d’un souvenir qui semblait lui remonter de très loin. Puis elle est devenue très pâle et a repoussé son assiette à l’autre bout de la table.
– Tu vas bien ? ai-je demandé.
– Ça ne passe pas… a-t-elle murmuré.
– Elle n’est pas bonne, la tarte ?
– Si… Justement.

Puis elle m’a soudain regardée :
« Je crois que je n’aurais pas dû revenir. Je pensais qu’après toutes ces années je ne ferais qu’exorciser de vieux démons… et c’est tout le contraire… »
– Vous n’aimez pas notre tarte, madame ? s’est enquise la serveuse qui passait par là.
Marie l’a foudroyée du regard et l’autre s’est barrée vite fait pour retourner à son comptoir.
J’avoue que je n’ai plus rien osé demander, plus rien osé dire. Quand elle a bu son café, j’ai bien vu que sa main tremblait et puis sa voix aussi quand elle s’est lancée dans un monologue que je n’ai pas risqué interrompre :

– Tu vois, c’est là, en-haut que c’est arrivé. Bon Dieu ! Qu’est-ce que j’étais conne ! Mais on est toujours conne à vingt ans… À jouer la coquette on y laisse toujours des plumes… et bien davantage… Et s’il n’y avait pas eu cette foutue surprise-party au Grand hôtel, j’aurais peut-être pu rattraper le coup… Mais non. Il a fallu que cette petite salope s’en mêle. Tu vois… elle m’a toujours enviée et je me suis toujours demandée si ce n’était pas pour elle une manière de se venger. Elle n’était même pas amoureuse de lui, merde ! Et tout cela s’est terminé contre un marronnier !

Pendant plusieurs minutes, le regard dans le vide, elle est restée tassée sur sa chaise. Puis ses yeux se sont fixés sur un point précis, elle s’est soudain redressée et a attrapé l’assiette qu’elle avait repoussée pour s’écrier :
« Alors, on la mange, cette tarte ? »

Mise à jour le Samedi, 06 Mars 2010 12:27