Caminante no hay camino...
Samedi, 06 Février 2010 23:09

…Se hace camino al andar

 

 

Cette phrase est revenue spontanément en tête de plusieurs d’entre nous ce lundi, lors de l’entrevue de Charly enfin arrivé en terre andalouse. Mais avant de me lancer dans le récit de cet événement, j’aimerais en planter un décor référentiel… Car la phrase choisie pour titre de cet article appartient au célèbre poète andalou Antonio Machado, et est connue de tous les Espagnols qui, même s’ils ne sont pas tous férus de poésie, furent marqués par l’adaptation qu’en fit le chanteur catalan Joan Manuel Serrat en 1969.

Le poème dit ceci :

Todo pasa y todo queda, pero lo nuestro es pasar, pasar haciendo caminos, caminos sobre la mar. Caminante, son tus huellas el camino, y nada más; caminante, no hay camino, se hace camino al andar. Al andar se hace camino, y al volver la vista atrás se ve la senda que nunca se ha de volver a pisar. Caminante, no hay camino, sino estelas en la mar.

Ce qui donne,  en traduction libre et personnelle[1]:


Tout passe et tout demeure mais il nous appartient de passer, passer en nous frayant un chemin, un chemin sur la mer. Marcheur, tes traces composent le chemin, rien de plus et rien de moins; Marcheur, ton chemin n’est point tracé, le chemin se trace en marchant. En marchant se trace le chemin, et un dernier regard en arrière laisse apercevoir le sentier que plus jamais tu ne devras fouler. Marcheur, ton chemin n’est point tracé, seuls se dessinent les sillages sur la mer…

 

Il est intéressant de savoir que ces propos relatifs au chemin et au voyage ont été écrits par ce poète sévillan républicain dans Campos de Castilla, Proverbios y Cantares, bien avant que ses convictions politiques ne l’obligent, à la fin de sa vie, à se frayer son propre chemin de l’exil au-delà de la frontière pyrénéenne, dans une France où il repose désormais dans le petit cimetière de Collioure, Cotlliure en catalan, ‘colline libre’. Épuisé par ce voyage et déjà affaibli par la maladie, le poète succomba peu de temps après son arrivée dans cette petite bourgade de Catalogne française, dans les Pyrénées-Orientales. Peu avant de mourir, sur la plage face à l’anse de Collioure, il aurait récité les vers d’un de ses anciens poèmes en un dernier soupir :  

 

Todo lo dejaré por vaciar mi escuálido equipaje y abrazarme al silencio de todas mis derrotas, tan solos ya por fin mi corazón y el mar.

 

J’abandonnerai tout pour vider mon bagage décharné et enlacer le silence de toutes mes défaites, enfin seuls, mon cœur et la mer.

 

Cette mer le fascinait, lui inspirant ses élans les plus mystiques : 

 

Descubrí el secreto del mar meditando sobre una gota de rocío. (…) Dios no es el mar, está en el mar, riela como luna en el agua, o aparece como una blanca vela; en el mar se despierta o se adormece.

 

J’ai découvert le secret de la mer en méditant sur une goutte de rosée. (…) Dieu n’est pas la mer, Il est en la mer, Il brille comme une lune sur l’eau, ou apparaît comme la voile blanche; en mer, Il s’éveille ou s’assoupit.

 

Or c’est précisément en longeant cette même côte catalane qui emporta le souffle des derniers mots du poète que nos marcheurs humain et canin, Charly Lincé et son chien Skoff, sont entrés en cette terre ibère où ils viennent de nous livrer leurs impressions de voyage.

 



Lors de l’interview, c’est un Charly un peu nerveux face à un public nombreux qui nous confiait que depuis qu’il avait traversé la frontière franco-espagnole, ça n’avait pas été facile, à cause de la barrière de la langue bien sûr, mais aussi à cause du caractère des Catalans d’Espagne qu’il a rencontrés, car il ne se sentait pas toujours très bien accueilli… Espoir de Nathalie qu’il n’y ait pas de Catalans dans la salle… suivi d’un éclat de rire généralisé dans ladite salle, ravie d’apprendre que Charly s’était senti beaucoup mieux en terre andalouse… 



Il faut dire que les Andalous et les Catalans ne s’entendent pas toujours très bien, et pourtant… Pourtant c’est un républicain catalan de Barcelone qui a rendu hommage à un autre républicain andalou de Séville dans ses chansons, et ce sont aussi les Flamands Karin et Chris qui depuis leur Andalousie d’adoption aident comme personne un Wallon de passage qui a avoué à la salle à nouveau hilare qu’il n’aurait jamais cru qu’il y avait des Flamands comme ça ! 



Comme quoi les vrais contacts entre les gens de bonne volonté, animés par un même but, une même foi ou de mêmes idées, font bien plus que ces débats politiques qui semblent ne jurer que par clivages communautaires, appliquant par là l’adage bien connu du ‘divide y vencerás’, c’est-à-dire diviser pour régner. Mais ce qui régnait le soir de l’entrevue de Charly était la bonne humeur et l’étonnement mêlé d’admiration, grâce à un échange permis par cette si jolie profession que nos étudiants apprennent avec dévotion, car la traduction est bel et bien l’art de jeter des ponts entre les gens… C’était la première interprétation en public pour Virginia et Miguel qui se sont extrêmement bien préparés à leur intervention. C’est autour d’un petit café qu’ils ont rencontré Charly un peu avant 18h pour pouvoir échanger leurs impressions et mieux le connaître, posant les dernières questions permettant de remplir les quelques vides dans leurs listes de vocabulaire qu’ils avaient consciencieusement élaborées après lecture de TOUT le matériel en ligne que je leur avais fourni concernant l’aventure de l’homme et son chien.



Après cette prise de contact, les préparations techniques étaient de mise. Comme la doyenne de la Faculté m’avait signifié que seuls les chiens d’aveugles étaient admis au sein de l’établissement, Charly et moi nous étions résignés à laisser Skoff à la maison, même si on l’emportait dans nos bagages virtuels. En effet, j’avais copié toutes nos photos sur une clé USB qui faisait défiler son contenu sur grand écran, en un diaporama illustrant les propos du marcheur, et il va sans dire que Skoff était la star incontestée de ce défilé visuel… 




Alors que nous devisions des aléas, aventures ou déboires du chemin, un sourire apparemment anachronique s’esquissait parfois sur les lèvres du public… sans doute attendri par les mimiques angéliques du toutou un rien cabot à ses heures…



C’est aussi, j’en suis sûre, grâce à son effigie apposée sur la tirelire improvisée (dont le ‘vert-j’espère’ s’assortissait à ma tenue de prof tout de même un peu superstitieuse…) que la générosité spontanée du public s’est enflammée, au point de récolter ce soir-là 108,50Euros, doublés de 40 autres le lendemain, ce qui n’est vraiment pas mal du tout si l’on considère que la plupart des assistants étaient des étudiants, ‘fauchés’ par définition, qui plus est en une époque de crise dont l’Espagne n’est vraiment pas épargnée.



Comme un seul homme ce public s’était levé après la dernière question posée à Charly : ‘Comment les personnes intéressées ou touchées par ta démarche peuvent-elles t’aider’, pour s’approcher de la table de conférence et en savoir plus. Fernando García de la Banda, un collègue professeur de néerlandais, fut le premier à s’adresser directement à Charly, en français dans le texte s’il-vous-plait, pour s’intéresser de plus près à son projet.



Puis Laurent, un Français tenancier d’une crêperie sur la Plaza de la Universidad, se prit à son tour de passion pour les aspects techniques et le tracé du parcours de Charly. Il alla même jusqu’à emmener son nouvel ami dans un commerce spécialisé en randonnée et sports de montagne pour acheter du matériel dont il paya une partie !



Certains étudiants, quant à eux, me proposèrent de traduire en arabe la lettre de présentation de Charly pour le Maroc.

 

 

Ce fut chose faite avec l’aide et la supervision de leur professeur Aly Tawfik Mohamed-Essawy, Égyptien établi à Grenade et membre de mon projet d’innovation pédagogique dans lequel s’inscrivent les journées ‘D’une rive à l’autre’, dont la thématique de cette année va comme un gant à l’aventure de Charly puisqu’elle propose de réfléchir aux ‘Racines et Exils’. Un moment de la conversation entre Charly et l’étudiant d’arabe m’a particulièrement touchée :

 

-Après ton départ de Belgique, l’entrée française était agréable, alors que le passage en Espagne a été un plat de consistance un peu plus difficile à avaler, mais tu verras, je suis sûr que le Maroc sera un doux dessert marqué par la gentillesse et l’hospitalité…

 

Oui, je suis assez d’accord avec lui, à chaque fois que j’enjambe la petite distance séparant l’Andalousie du Maroc, c’est la même sensation de bonté simple et de gentillesse que j’éprouve dans l’accueil et le regard des gens, comme cette vieille dame dont j’ignore tout mais qui m’a donné sa bénédiction, comme ça sans raison, lors de mon dernier séjour à Fès… aux portes du quartier des Andalous…



En parlant de gentillesse, cet étudiant n’était vraiment pas en reste, car après avoir planché sur le texte en arabe que Charly a pu glisser dans son passeport,



il m’a aussi proposé de traduire cette même lettre en langage des signes. Je devrais bientôt être en possession de cette vidéo en plus de deux autres. Quels sont ces autres témoignages visuels ? La totalité de l’entrevue filmée par le professeur Jesús de Manuel Jerez, autre membre du projet d’innovation pédagogique et professeur d’interprétation de Virginia et Miguel, qui était particulièrement fier de ses recrues, qui à leur tour n’étaient pas peu fiers de leur prestation…



Mais il y aura aussi le matériel filmé par Pepe Zapata et Chandra Ferreiro, des amis qui ont sauté de joie en recevant le sms où je faisais état de l’entrevue avec Charly. En effet, ils sont en train de réaliser un documentaire miraculeusement proche de la thématique abordée, car ils mettent à l’honneur un certain Nicolas Cleynaerts / Clénard, né à Diest (Brabant Flamand) en 1495, c’est-à-dire trois ans après la chute de Grenade, qui au XVIème siècle entreprit le même chemin que Charly. Le voyageur du passé était mu par un désir de connaissance tout à fait en rapport avec mon dialogue interculturel : professeur de latin, il privilégiait déjà un apprentissage basé sur la méthode communicative et tenta de voir les rapprochements existant entre l’hébreu et l’arabe. C’est son désir de pouvoir lire le Coran dans le texte qui l'avait décidé à partir en Andalousie puis au Maroc pour en savoir davantage sur le monde d’Al-Andalus, et au passage apprendre l’arabe entre… Grenade et Fès ! Il a séjourné à l’Université Qarawyyin, tout comme d’autres célébrités parmi lesquelles on peut citer Maïmonide, Al Idrissi, Ibn Khaldoun, Al Wazzan (Grenadin également connu sous le nom de Léon l’Africain), et un autre célèbre Grenadin, le fameux Ibn al Khatib cité dans mon article précédent sur Charly où j’imaginais que le Jalhaytois emboîtait le pas du vizir dans le tronçon grenadin de son périple. Ibn al Khatib le Grenadin mourut à Fès où il fut enterré,



et Nicloas Cleynaerts le Belge mourut à Grenade où il reposerait dans les parages de l’Alhambra…Quand je parlais de ces cercles concentriques semblant s’emboîter comme de parfaites matriochkas du destin… C’est à croire que les célèbres empedrados grenadins avaient, eux aussi, tout prévu mais aussi tout retenu dans le secret de leurs vieilles pierres pour faire se rencontrer ici bien des lignes de vie en spirales !



Pendant les prises de vue le lundi soir à la Faculté, mais aussi en extérieur le lendemain matin,



Pepe et Chandra ont demandé à Charly d’imaginer les ressemblances et différences que pouvaient revêtir le cheminement du marcheur du XXIème siècle et celui du voyageur du XVIème siècle. Hormis la lenteur imprimant le même rythme à la marche, Charly voyait beaucoup de différences, car les aspects pratiques auxquels ne pensent pas toujours les romantiques rêveurs que peuvent être certains d’entre nous ont en effet toute leur importance : boussole précise, gps, carte au je ne sais plus combien de cent-millièmes (même si Charly a patiemment essayé de m’expliquer…), couverture de survie, sac de couchage résistant aux températures extrêmes, barres énergétiques, chaussures adaptées, sacs et vestes en tissus légers mais ultra-résistants, et puis aussi téléphone portable et Internet pour ne plus se sentir trop loin des siens, appareils photo numériques immortalisant en un instant des milliers de paysages que le voyageur d’antan aurait mis toute une vie à dessiner un par un… Mais le rythme de marche, lui, est le même, et les préoccupations de base aussi : le temps qu’il fera, comment l’on se réchauffera, ce que l’on mangera, où l’on dormira… Lors des quelques jours passés en notre compagnie Charly n’a pas eu à se préoccuper de ces contingences matérielles, et il a retrouvé les délices d’un confort tel que l’homme moderne le conçoit.

 


Dans la maison que mes amis Rosa et Sylvain construisent et conçoivent, eux, comme à l’époque des pionniers conquérants de grands espaces, un clin d’œil fusionnant les réalités marocaine du pays voisin et alsacienne du pays d’origine de Sylvain rappelait toutefois le but du périple de Charly, Marrakch la rouge où les cigognes ont élu domicile.



En rentrant de chez nos amis en voiture, il reconnaissait les endroits où il avait cheminé la veille et avouait éprouver une sensation étrange d’être à nouveau en voiture. Peut-être que la route lui semblait plus hostile et anodine depuis l’habitacle dont l’immobilité apparente tuait la valeur de la distance. Peut-être aspirait-il déjà à reprendre une route qui le mènera bientôt à imprimer son propre sillage sur la mer pour continuer à cheminer sur un autre continent, là où son ombre croisera des images nous semblant surgies d’une autre époque. 



Dans son film Le Grand Voyage, Ismaël Ferroukhi donne une merveilleuse définition de la raison d’être d’un Hajj (pèlerinage à la Mecque) effectué en voiture plutôt qu’en avion. Le vieux Marocain de France ayant décidé d’adopter ce mode de transport moderne mais non supersonique s’en expliquait de la sorte :

 

Mon père, un homme sage et courageux, partit faire son Hajj à dos de mulet, et je montais chaque soir en haut d’une colline pour être le premier à l’apercevoir quand il reviendrait. Tu vois petit, en s’évaporant de la mer, l’eau s’élève dans le ciel pour retomber en une pluie adoucie et libérée de son amertume ; c’est pourquoi il est préférable de faire le Hajj à pied qu’à cheval, à cheval qu’en bateau, en bateau qu’en voiture, et en voiture qu’en avion. Tu comprends ?

 

Moi je croyais l’avoir compris en théorie, mais je pense que Charly le comprend au fond de son âme, jour après jour et pas à pas, en perçant peu à peu le mystère de la mer dans une goutte de rosée, et la beauté de la vie dans un voyage délesté de toutes attaches. Lui et son chien sont repartis, laissant songeurs ceux qui les ont rencontrés,



traçant leur chemin en mettant patte et pied devant l’autre vers leur destin, abandonnant derrière eux les traces d’un passé s’estompant déjà...



mais ô combien porteur de récits en devenir et de sagesse née au gré des sillages…  

 

 

Nathalie Bléser alias Nathalya Anarkali...

http://deunaorillaaotra.blogspot.com

 

 Photos: Nathalie Bléser, Charly Lincé, Rachid Mendjeli, Virginia Ramos, José María Rosa Bastida


[1] Toutes les traductions apparaissant ici sont des adaptations françaises personnelles et dès lors non-officielles.
Mise à jour le Dimanche, 07 Février 2010 08:19