L'oiseau perdu
Écrit par Edmée De Xhavée   
Vendredi, 25 Décembre 2009 18:11

New York -

Ils sont plus de cent. Cent cinquante peut-être, cent cinquante villageois terrorisés, dissimulés dans le bois. Des vieillards, des femmes et des enfants. La neige tombe et fond sur leurs yeux, leurs lèvres, les sillons de leurs visages, dans un silence de pure frayeur, de fin de vie.

Pour ne pas laisser de traces, ils marchent en file dans le petit ru, crevant la fine couche de glace, leurs pieds insensibles après que le froid les ait vidés de leur sang. Il gèle à – 30. Peut-être plus encore, on parle de – 40.

Et puis le bruit se rapproche, les assourdit de son message de fatalité. Celui des soldats, des chevaux dont les sabots foulent le sol avec une douceur trompeuse. On crie sur eux, on les bouscule, on les force à revenir en arrière, à coups de cravaches, de taloches sur la tête, de cris dans cette langue qu’ils ne comprennent pas. Les vieillards ont le visage gris et éteint. Ils savent.

On les regroupe pour mieux les encercler. Ils sont si faibles. Une femme et sa vieille mère s’échangent un regard, adieu, adieu, adieu … La jeune serre son manteau contre elle, frissonnante. Adieu, adieu, adieu … Les soldats sont nerveux, cette soumission les inquiète. Il le savent bien va, que cette racaille est bien plus dangereuse qu’elle ne paraît.

Le doigt sur la gâchette, ils chevauchent nerveusement autour du groupe secoué de frissons. La vapeur s’élève du flanc des chevaux, rendus agités par le gel et l’inquiétude des hommes. Un coup de feu éclate, on ne sait d’où, et les soldats se mettent à tirer à l’affolée sur les villageois dont certains cherchent à courir.

Les deux femmes en font partie, mais la mère s’écroule aussitôt. Sa fille trébuche et s’effondre à son tour, son manteau serré contre elle, sans un cri. Un peu de sang sort de son cou en fumant. Un vieillard se redresse avec la force de son dédain et lève une main noueuse et bleue. Sa poitrine explose et se déchire, et il retombe, déjà loin de sa souffrance.

Un à un, ils s’affalent presque tous pendant que la neige continue de voleter avec sa morne élégance. Un peu de sang, quelques gargouillements, un pleur quelque part. La fouille des cadavres pendant qu’en hâte on creuse une fosse commune. Quand elle est prête, les corps sont déjà gelés, raidis dans une mort qui les a surpris au lever du lit, peu habillés, au lever d’un matin qui aurait du être un matin comme les autres.

 

Hébétés, soudain orphelins de toutes leurs traditions et culture,  les rares survivants sont emmenés dans une chapelle où pend encore une banderole de Noël. Paix aux hommes de bonne volonté.

 

Heureusement ! Il était temps qu’on nous débarrasse de cette vermine, diront les dames au cœur injuste dans les salons là-bas, au loin, commentant cette nouvelle. Certaines ont reçu de leur valeureux époux quelques-uns des maigres trésors volés sur les dépouilles, si pittoresques n’est-ce pas ? Aujourd’hui, on ne mentionne plus leur origine, on s’affirme incapable de dire comment ils sont arrivés dans la famille…

 

Trois jours plus tard, une fois les soldats partis, d’autres villageois s’avancent, essayant de retrouver les leurs dans la fosse non fermée. Il neige encore, le froid mord leurs âmes, l’horreur cisaille leurs cœurs. Et puis, l’incroyable. Un pleur de bébé s’élève de la fosse. Serré dans le manteau de la jeune femme, une petite fille de quatre mois a survécu, protégée par tous les corps qui lui ont fait une barrière contre le froid.

 

La nouvelle du miracle fait son chemin. Un général dont la femme est farouchement active pour les droits des femmes – elle est d’ailleurs l’éditrice d’un magazine bi-mensuel féministe – sent son cœur arriviste se dilater de joie. Adopter cette fille de l’ennemi, lui offrir la rédemption dans sa famille, l’éduquer comme une des leurs … voilà qui fera parler de lui dans les salons des dames au cœur injuste, et il faut bien le dire, leur influence n’est pas à négliger. Voilà aussi qui sera un beau symbole de leur désir d’aider les vaincus à s’assimiler.

 

 — Quel mari exceptionnellement humain vous avez, Clara ! Et dites-moi, cette petite, comment s’y fait-elle – encore un verre de Xerès ? – comment s’y fait-elle, disais-je, à cette vie de patachon ?

Elle s’y fait bien mal en fait, et bien des années plus tard, Clara admettra avoir fait plus de mal que de bien avec cette adoption forcée.

 

Ce massacre a bien eu lieu. C’était le 29 Décembre 1890, à Wounded Knee. Que l’on qualifia alors de « bataille ». Et le bébé a été nommé Zintkala Nuni, « oiseau perdu » en lakota.

 

Toute sa vie elle a couru après son identité. Elevée comme une blanche - mais le fringant général s'en désintéressa bien vite!  - , elle n’avait aucun contact avec des gens qui lui ressemblaient, et aucune ressemblance avec ceux avec qui elle avait des contacts. Jamais elle ne s’est séparée du petit bracelet qu’elle avait au poignet lorsqu’on l’avait trouvée, ainsi que des minuscules mocassins et du bonnet de peau brodé d’un drapeau américain. Indocile, folle de la douleur de non-identité, sa courte vie n’a été qu’un cri strident. S’étant enfuie à 16 ans de chez le général Colby, elle s’exhiba un peu dans des shows de Buffalo Bill, puis retourna dans la réserve. Mais là, ses manières blanches mettaient mal à l’aise : elle répondait, regardait les hommes dans les yeux, riait fort, parlait pendant les repas… Une tristesse infinie l’enveloppa. Un an plus tard, elle était enceinte, et accoucha d’un enfant mort-né. Son désespoir fut alors si profond qu’elle s’est jetée dans la fosse commune de Wounded Knee où gisait sa mère, les bras déployés. Et pourtant, qui pouvait l’entendre, cet oiseau perdu ?

 

Elle se mit à errer ça et là, eut trois maris – dont un lui donna une maladie vénérienne -, joua dans des westerns muets, dans le Buffalo Bill Wild West Show, et retourna maintes fois dans les réserves, sans succès. Elle ne s’y sentait pas plus chez elle que dans le monde des Colbys ou des cirques.

Pauvre Zintkala Nuni, quel long cri d’agonie que sa vie.

 

Dans la misère la plus sordide, perdant la vue et la peau vérolée à cause de la maladie vénérienne que son second mari lui avait donnée en plus de volées de coups, c’est le jour de la Saint Valentin en 1920 qu’elle est enfin morte.

 

Mais son identité devait, finalement, l’envelopper et lui rendre sa dignité. En 1991 son pauvre petit cercueil fut récupéré par des membres de la nation Lakota qui lui firent un nouvel enterrement, auquel beaucoup d’Indiens assistèrent, parfois venus de loin à pied, à cheval, en camion ou en voiture. On la plaça enfin dans la fosse commune, avec ses parents et les siens.

 

Bien des Indiens vous jureront entendre des pleurs d’enfants s’élever de la fosse.

 

Entre 1969 et 1974, 40 % des adoptions aux USA étaient des adoptions de petits Indiens par des familles blanches. Certains étaient kidnappés, arrachés à leurs parents, d’autres étaient pris à la naissance et on disait à la mère que l’enfant était mort-né. 35% des enfants indiens passèrent alors ainsi au monde des blancs, pour une politique de « forced assimilation ». Ces enfants auxquels par la certitude d’être différents, de ressentir les choses autrement. Sans pouvoir comprendre.

 

Cette politique a enfin été abandonnée devant l’échec inhumain qu’elle a représenté. 

 


 

http://edmee.de.xhavee.over-blog.com

Mise à jour le Vendredi, 25 Décembre 2009 22:54