Une étoile indienne dans le ciel andalou
Jeudi, 26 Mars 2009 03:08
Ay, como una estrella
Ay, cayó del cielo
Ay, con dos palabras
Habibi, te quiero…

 Huétor Santillán, Grenade.

Ces mots en espagnol sont extraits de Sonata de la Luna en Marrakech (« Sonate de la lune marrakchie ») de Carlos Cano, chanteur grenadin disparu bien trop tôt mais dont les notes et la poésie continuent d’inspirer, à Grenade et ailleurs, les cœurs scrutant le firmament pour y suivre le sillage des poètes. Quand, depuis la ville de l’Alhambra (Al-Hamra, la rouge), je découvris cette ode à Marrakech, la ville rouge, je ne savais pas encore qu’elle présiderait à ma découverte des secrets d’une étoile, comme un coffret en fine marqueterie grenadine qui, lorsqu’on l’ouvre, laisse échapper les premières notes de la mythique Granada, et avec elles les images oniriques de cette ville magique…

Je m’étais plongée dans les photos d’un séjour à Marrakech en laissant cette Sonate du chantre Cano imprégner mes sens de sa mélodie nostalgique. Ressuscités par les sonorités cotonneuses et les douces paroles de cette chanson d’amour, les beaux moments d’un proche passé s’ébrouaient de leur torpeur pour revivre le temps d’un soupir dans ces instantanées marrakchies:

 

Je t'ai connue une nuit dans la ville du pâle laurier-rose

Là où l’homme butine les fleurs de la rue endormie.                                 

Ma darbouka appelait le diable sous la muraille close

Je rôdais comme un chat dans la médina marrakchie.

Tu étais si belle et moi si fou en cette étrange nuit
Où mes souvenirs luisaient dans l'ombre d'une mélodie,
Dans ce café où la lune n’était encore que rêverie;
Ta bouche contre la mienne a su lui donner vie.

Ay, comme une étoile
Ay, tombée du ciel
Ay, ces deux petits mots…
Habibi, te quiero.
Et puis la mer
Lovée en toi
Et puis la mer
Émerge en moi…

« Qui est pressé est déjà mort » chante la Lune au Désert.
Tu me l'as dit cette nuit, m’embrassant de ta bouche éclose,
Moi qui cherchais dans la médina le cœur du laurier-rose
Dans la rue endormie là où nos regards se croisèrent.
(Adaptation française : N. Bléser ©)

Ce refrain parlant d’une étoile tombée du ciel habitait encore un coin de mon cerveau et de mon cœur le lendemain, lors d’une visite à l’École d’Études Arabes. On y inaugurait une exposition sur l’expulsion des Morisques, Musulmans convertis de force au catholicisme et contraints de quitter leur terre d’Al-Andalus en 1609, il y a juste quatre siècles. Le thème et le cadre de cette exposition étaient pour moi un cadeau, car je voulais en apprendre davantage sur cette époque troublée mais passionnante, et on m’en donnait la possibilité dans un endroit dont les vues intérieures et extérieures laissent on ne peut plus rêveur…

 

Après cette visite remémorant la dernière expulsion ethnico-religieuse d’Espagne, je résolus de me promener au Realejo, ancien quartier juif grenadin dont les habitants furent les premières victimes du repli communautaire imposé par les Rois Catholiques. J’y fus puissamment attirée par une fresque du Niño de las Pinturas, le « Gosse aux Couleurs », le graffeur le plus connu de Grenade qui parsème la ville de fragments de son univers onirique.

 

 

Ce regard d’enfant pourtant empreint de la sagesse triste d’une âme centenaire m’appelait irrémédiablement à gravir les escaliers menant à cet être étrange, vigie à la face d’ange, gardien intemporel de pierres chargées d’histoire. Il habitait le contrefort de la Cuesta de Rodrigo del Campo, rue où naquit Carlos Cano, auteur de la Sonate de la lune marrakchie ! Dans la ruelle berceau du grand homme se trouvait un aljibe. Ce mot typiquement grenadin, hérité de l’arabe que l’on parla ici durant huit siècles, fait référence à une citerne. Celle-ci me saluait du haut de ses six siècles…

 

 

Tiens, six, comme les branches de l’étoile « juive », ce sceau de Salomon ou bouclier de David où les mystiques de tout bord voient en ces deux triangles entrelacés l’union des contraires… Cette union antinomique exerçait d’ailleurs ici sa totale influence, car l’environnement immédiat du puits était quelque peu délabré et à l’abandon, mais il émanait de la citerne joliment restaurée une beauté forte et tranquille qui m’incita à m’asseoir face à ce témoin d’un autre âge. Alors que je m’abandonnais à la contemplation, une autre étoile vint peupler mon ciel onirique : je fredonnais à nouveau le refrain de Cano parlant de cette étoile tombée du ciel. Au bout d’un temps de cette rêvasserie chantonnée, je remarquai un chat surgi de nulle part qui m’écoutait depuis la maison aux carreaux cassés qui jouxtait le puits.

 

 

J’entamai alors une conversation féline avec lui. Nullement effarouché, il semblait s’attendre à cette rencontre, et acquiesçait patiemment à toutes mes menues questions. L’arrivée d’un passant m’obligea à prudemment interrompre ce dialogue que l’homme aurait sûrement pris pour le monologue d’une folle… Alors que les pas de l’intrus s’éloignaient dans la ruelle, le chat me parla, ou alors c’était le puits, je ne sais pas. Voici les mots qui parvinrent à moi :

En el fondo de un aljibe

Me encontré la tristeza 

Que matara al rey Boabdil. 

Y a la sombra del almendro

La dejé

Por los montes de Guájar-Faragüit

Por ver si cuando el tiempo de la miel

La luz del pensamiento diera flor

Y el pueblo recobrara su color verdiblanco

De origen beréber.

Au fond d’un aljibe

J’ai trouvé la tristesse 

Qui minerait le roi Boabdil. 

C’est à l’ombre de l’amandier

Que je l’ai enterrée,

Dans les collines de Guájar-Faragüit

Pour voir si à la saison du miel

Fleurirait la lueur de la pensée

Rendant au peuple le blanc et vert

De son origine berbère.

Interloquée par le prodige venant d’avoir lieu, je restai tout aussi perplexe face à cette évocation de la tristesse du dernier sultan de Grenade, curieuse de savoir où se trouvait exactement ce Guájar-Faragüit au nom si exotique, et ce que venait faire là le drapeau vert et blanc des près de 30 ans d’une autonomie andalouse que la voix disait pourtant de lointaine origine berbère. Sans me laisser dénouer l’intrigant écheveau des temps mêlés, la voix reprit de plus belle :

En Granada el agua cuando la bebía

Fiebre de palomas por dentro subía.

Y vi mi tierra, mi pueblo vi.

Y a la luna blanca rota por la espada,

Un hombre llorando y al fondo Granada.

À Grenade, quand de son eau je buvais,

Une fièvre de colombes bientôt me hantait.

Je vis ma terre, mon peuple je vis.

Et à la lune blanche brisée par l’épée,

Un homme pleurait ; de Grenade il partait.

 

C’est alors que le chat quitta son refuge de fortune pour sauter sur la margelle de l’aljibe ; il y fixa un temps l’arc en fer à cheval surmontant le puits clos et se retourna vers moi. Après un dernier regard vers le ciel, il s’enfuit vers un des jardins magiques que les célèbres carmens grenadins, ces demeures héritées du mode de vie maghrébin, protègent des regards indiscrets. Je suivis des yeux la fuite du félin, puis fixai moi aussi le puits, où je remarquai enfin les zelliges ornant l’arc en fer à cheval. Cette décoration que j’avais à peine regardée se révélait être composée de dizaines de fleurs dans des carrés… ou plutôt, de dizaines d’étoiles à huit branches inscrites dans d’autres étoiles similaires formées par deux carrés entrelacés…

Ay, Comme une étoile, ay, tombée du ciel

« Ay, tout autour du puits… j’étais si abasourdie ! »

 

 

 

Voilà que, grâce au chat, le refrain de Cano s’habillait de faïence pour orner un puits arabe… Cet animal avait-il sondé l’âme du chanteur disparu ? Était-il son messager de l’au-delà ? Qui sait, l’artiste avait peut-être lui aussi entendu la voix de ce puits si proche de sa maison... Je connaissais peu ses œuvres, et résolus fermement d’en apprendre davantage sur lui. Un peu troublée par l’expérience, je quittai le puits à mon tour et marchai dans la ruelle où des myriades d’étoiles à huit branches se mirent soudain à scintiller pour moi… Elles brillaient à profusion sous le balcon de cette maison rénovée, occultaient cet intérieur en brodant sur sa fenêtre un joli moucharabieh, ou se dévoilaient en flashes visuels de la façade de l’École d’Études Arabes visitée auparavant …

 

   

 

Mais il y avait plus étonnant encore… Car j’eus à cet instant précis une fulgurance qui fit défiler dans mon esprit les objets de mon chez moi si familier: ce plateau, cette fontaine, cette lampe, ce miroir… Tous étaient décorés de ce motif ! Comment ne l’avais-je donc pas remarqué plus tôt ? Vite, vite, je voulais tout savoir sur cette étoile maintenant omniprésente, tout en regrettant ce temps perdu à l’ignorer.

 

-A b’chouia 3lik, a khouya! Li zerbou matou!

Cette phrase fusait d’une conversation entre fumeurs de narguilé de la tetería (salon de thé) devant laquelle je passais à cet instant précis. Mes infimes connaissances de darija (arabe marocain) me permirent quand-même d’identifier le sens de ces mots :

-Doucement, mon frère ! Ceux qui sont pressés sont déjà morts !

Je connaissais ce proverbe assimilant hâte et trépas. Il m’avait marquée alors que je découvrais un très beau film d’Ismael Ferroukhi mettant en scène un homme et son fils partis de Marseille en voiture pour le hajj, le pèlerinage à la Mecque. Cette phrase venait à point nommé pour apaiser mes élans fébriles, mais pourquoi m’était-elle si familière et résonnait-elle si fort au creux de mon âme ?

-Qui est pressé est déjà mort, chante la lune au désert

Mais oui ! C’étaient encore là les paroles de la Sonate de Cano !

Ces coïncidences devenaient trop insistantes pour n’être que des hasards…

 

Je suivis le conseil émanant de la sagesse proverbiale marocaine pour faire une halte à la tetería et siroter un té moruno (thé à la menthe). Le joli paravent en bois occultant la vitrine était lui aussi décoré de cette étoile envoûtante... En suivant mentalement les pointes de ses huit branches, je remarquai qu’on formait un cercle contenant les deux carrés entrelacés, imbriquant ainsi le cadre fini de la terre, et les huit côtés de sa rose des vents, dans la sphère infinie du ciel. Le huit renversé ne symbolise-t-il d’ailleurs pas l’infini… Les peuples du Sahara disent que cette immensité devient presque palpable les nuits où la pleine lune auréolée d’étoiles imprime au désert sa froide lueur…

 

C’est la tête dans les étoiles et le cœur sous le sable que je quittai les fantômes juifs du Realejo pour me diriger vers le quartier arabe de l’Albayzín, au sommet duquel j’avais garé la voiture. Je retrouvai pour un instant l’aljibe étoilé de Rodrigo del Campo, y cherchant vainement une trace du chat savant, et poursuivis mon chemin dans les ruelles étroites de la Sabika, la colline où trône l’Alhambra. Sabika signifie "lingot d’argent" en arabe, car le mouvement de la brise dans les feuilles des peupliers qui ornaient les rives de la rivière Darro pailletait de touches d’argent cet écrin de verdure couronné par le palais nasride. Le nom de la rivière découle quant à lui de l’or que l’on chercha longtemps sur ses berges… On voit qu’ici plus qu’ailleurs, les éléments naturels s’allient aux beautés architecturales pour offrir au regard d’immenses richesses qui font si bien s’élever l’âme… Perdue dans mes pensées, j’arpentais la ruelle de Santa Ana, parallèle à la rivière mais peu fréquentée car occultée par les maisons s’alignant sur les berges de la rive gauche. Depuis quelques années cependant, plusieurs touristes s’y aventurent enfin pour goûter aux plaisirs et raffinements d’un Al-Andalus ressuscité. Le culte musulman du corps y reprend en effet droit de cité grâce à ce tout premier hammam moderne installé en terre d’Espagne, en un emplacement qui aurait, dit-on, connu le même usage à l’époque musulmane. Je ne pus que sourire en m’apercevant du motif réitératif ornant les annonces du hammam… L’étoile à huit branches, bien sûr !

 

Après avoir franchi le pont Cabrera qui enjambe la rivière d’or, j’entamai l’ascension de la colline de l’Albayzin en passant devant un autre hammam, le plus ancien et le mieux conservé d’Al Andalus. Il date de l’époque ziride (XIème siècle). Son surnom familier de Bañuelo, le petit bain, en a presque fait oublier le vrai nom : hammam al Jawza ou du noyer. Son plafond est aussi constellé d’étoiles à huit branches qui faisaient office de lucarnes permettant de régler l’intensité de la vapeur émanant du bâtiment. Malheureusement ce firmament a aujourd’hui perdu un peu de son éclat d’époque, quand les lucarnes étaient recouvertes de vitraux colorés.

 

 

 

C’est en me figurant les splendeurs que ce kaléidoscope géant devait offrir aux sens que j’eus une pensée émue pour le Maristan voisin, aujourd’hui disparu. Dans cet hôpital, comme ailleurs dans tout l’Al-Andalus, les soins prodigués étaient parfois assez proches de ceux des hammams car on y traitait plusieurs affections en faisant écouter aux patients des pièces de musique agrémentées du murmure des eaux des fontaines…

Tout, dans ce quartier patrimoine de l’Humanité, invite le promeneur à se plonger dans les histoires du temps jadis, comme ce Carmen d’Aben Humeya, maison morisque du XVème siècle aménagée en restaurant. Aben Humeya fut un noble morisque né d’une famille musulmane grenadine se réclamant des Ommeyades de Cordoue. Lors de la conquête chrétienne, la famille se convertit volontairement au christianisme. Aben Humeya fut d’abord connu sous le nom de Fernando de Cordoue et Válor ; c’était un personnage influent de la Grenade chrétienne. Mais lorsqu’en 1568 Philippe III promulgua un édit interdisant aux Morisques le maintien de la langue arabe et des mœurs musulmanes, Fernando se convertit à l’Islam sous le nom de Muhammad Ibn Umayya (hispanisé en Aben Humeya) et mena, en tant que roi des Morisques, l’insurrection des Alpujarras, cette région de montagne à cheval sur les provinces de Grenade et d’Almeria entre la Sierra Nevada et la mer Méditerranée. Aben Humeya lutta valeureusement contre les troupes chrétiennes, menées entre autres par Jean d’Autriche, fils naturel de Charles Quint… Le roi des Morisques mourut en 1569, des mains de Morisques eux-mêmes et en d’étranges circonstances, dans un palais de l’Alpujarra, à Laujar de Andarax.

Comme pour mieux m’évoquer l’Alpujarra qui regorge de ces arbres fruitiers, un bel amandier chargé de fleurs délicates étendait ses branches au-delà des murs du carmen d’Aben Humeya. Me souvenant alors des paroles mystérieuses du puits, je voulus moi aussi laisser au pied de cet amandier la tristesse que m’inspirait le sort des Morisques : en échange, l’amandier m’offrit une branche de fleurs en souvenir de cette rencontre florale. Je poursuivis un chemin qui semblait tout tracé par les aljibes de l’Albayzín. Las Tomasas, el Polo, el Salvador… J’arrivai bientôt dans une minuscule ruelle dont le nom ne s’invente pas… Au cœur de la Calle de la Estrella (la rue de l’étoile) se dressait, muré en sa nostalgie, un carmen à la gloire révolue : le carmen de las tres estrellas

 

 

 

Cette maison morisque du XVème siècle doit son nom à nos éternelles étoiles à huit branches, particulièrement ces trois petites en faïence verte qui décorent l’arc en fer à cheval de l’entrée… Étoiles vertes, aljibes aux eaux dormantes, chats parlants, amandier blanc… Les signes parlaient d’eux-mêmes, et c’est empreinte d’un sentiment de grande connivence avec le passé que j’atteins la dernière étape de ma promenade : un vestige de la muraille nasride dressant ses pans de murs de-ci de-là dans ce quartier du Haut Albayzin : la porte de Fajalauza, dont le nom, déformation de l’arabe, signifie « champ d’amandiers »…

 

Je revins chez moi comblée par ces familiarités pourtant mystérieuses et saluai d’un clin d’œil complice les étoiles à huit branches éclairant d’un nouvel éclat mon refuge montagnard. J’espérais bien qu’elles s’associent aux signes de l’après-midi pour lentement tisser un fil d’Ariane lumineux dans ce labyrinthe dont le dédale s’inscrivait en deux carrés entrelacés. Je me replongeai dans les eaux encore un peu troubles des deux énigmes du puits pour découvrir dans les fils de la toile virtuelle mondiale que ces textes étaient extraits de chansons de Carlos Cano! Qasida del Rey Chico et En Granada faisaient partie d’un ensemble où l’artiste grenadin disait sa nostalgie de l’époque d’Al-Andalus. Dans Qasida del Rey Chico, il dédiait cette forme particulière de poésie panégyrique arabe à celui qu’on nommait le petit roi, Boabdil, également surnommé al-zoghbi (l’infortuné). En Granada mettait aussi en scène le petit roi. Car bien entendu, l’homme de la chanson quittant Grenade en pleurant, sous une lune brisée par l’épée, c'était Boabdil. Il avait été traité de lâche par sa propre mère qui avait mit un terme brutal aux pleurs du sultan contraint d’abandonner sa ville. Pauvre Boabdil… Cette nuit-là, je fixai longtemps le croissant de lune, si longtemps que je crus reconnaitre en ses lointains cratères les traits burinés de l’infortuné sultan. Mais le sommeil eut bientôt raison de la compassion et je m’endormis la tête pleine des signes de la journée écoulée. Un rêve lumineux allait bientôt se frayer un chemin dans l’obscurité de ma nuit, le voici conté tel qu’il m’a été révélé :

 

-Tu pleures comme une femme ce que tu n’as su défendre comme un homme…

C’est Aïcha, aussi nommée Fatima, la mère de Boabdil, qui vient de prononcer ces mots à son fils éploré. Lui et sa suite quittent Grenade la mort dans l’âme. Boabdil sent ses forces l’abandonner et son corps se liquéfier. Il aimerait remonter le cours des ans comme ses pensées remontent le cours des acequias. Ces canaux d’irrigation amenaient la vie battant en bulles joyeuses dans les veines de sa chère Alhambra. Tous les aljibes de la médina étaient aussi comblés par les eaux d’Aynadamar, Ayn dem3a, la fontaine des larmes, ainsi appelée car elle déversait son or liquide très lentement, goutte à goutte, comme de douces larmes tristes… Comme Boabdil aurait aimé s’écouler lui aussi depuis ce village de montagne pour emplir un à un les puits dormant sous les murailles ! Alors que le cortège royal avance lentement vers Laujar de Andarax, la terre d’exil dans l’Alpujarra, Boabdil refait en silence le chemin de l’eau domptée par ses ancêtres. Il retourne à la fontaine des larmes, y plonge son âme et, ainsi libéré de son enveloppe corporelle, dévale au creux de l’acequia jusqu’à une propriété de sa mère, en contrebas, là où naît la rivière Darro. Dans son déguisement d’eau, il épie les conversations des gens qui, curieusement, ne s’expriment plus en arabe. Ils parlent du lieu où ils se trouvent en un curieux terme mixte: « Huétor Santillán »… ¿Wadi san Illán, la rivière de saint Illán ? Boabdil se souvient qu’une esclave chrétienne lui avait un jour conté la résurrection miraculeuse de San Illán. C’était à l’époque almoravide. Ce fils de San Isidro Labrador (Isidore le Laboureur) et de Santa María de la Cabeza était tombé dans un puits, mais les prières de ses parents au Dieu des Chrétiens avaient fait ressusciter l’enfant dont les eaux sombres n’avaient finalement pas voulu… Quel présage cela cache-t-il donc? Boabdil reprend sa course au cœur des eaux de l’acequia. Il épouse les reliefs, se glisse sous les rues, franchit les murailles et arrive enfin au mellah, où un homme pleure et prédit que ce quartier juif va bientôt se vider de ses enfants. Boabdil reconnait le lieu mais pas le nom de cet aljibe. Un scribe chrétien vole son calame à l’oracle en pleurs pour apposer sur un parchemin ces lettres en caractères latins : Rodrigo del Campo. Boabdil abandonne alors son apparence aqueuse pour reprendre forme humaine, sortir du puits et interroger le scribe. Celui-ci s’enfuit en hurlant, renversant son encrier qui déverse une épaisse encre rouge sur la margelle du puits. Boabdil s’y assied et dépose son turban sur la margelle. Un jeune chat roux, noir et blanc ne tarde pas à l’y rejoindre et à s’installer sur le turban. Il fixe le sultan en miaulant plaintivement. Le petit animal a faim et soif. Boabdil plonge le seau du puits dans l’eau pour en retirer de quoi désaltérer le félin. Celui-ci, reconnaissant, s’apprête à laper le précieux liquide mais recule soudain apeuré. Étonné, Boabdil y plonge le doigt et constate que l’eau est devenue rouge sang. Elle s’est transformée en un vin aigre et visqueux. Le chat se hérisse, fuit la margelle et saute aux pieds du sultan. Quand Boabdil tend la main vers lui, l’animal se mue en colombe et s’élève dans les cieux, emmenant l’âme du sultan. La colombe voit alors la terre grenadine baignée par la lueur d’une lune pâle encerclant du reflet de son halo des points précis sur la terre d’Al-Andalus telle qu’on la connait aujourd’hui: Grenade, Huétor Santillán, Laujar de Andarax, Mondújar, Guajar-Faragüit, Motril, Tanger, Fès… C’est par l’intermédiaire de son astrologue Ben Maj-Kulmut que Boabdil va découvrir effaré chacun des sens cachés de ces huit lieux. À la naissance d’al-zoghbi, l’infortuné sultan, le vieux sage avait lu dans les astres que son roi vivrait longtemps pour souffrir beaucoup ;  et aujourd’hui il se résigne, depuis l’au-delà, à dévoiler la terrible litanie :

 

Grenade, naissance de l’homme; Huétor Santillán, naissance de la rivière doublée d’une prise de conscience,;Laujar de Andarax,  lieu de l’exil et de la mort de ta bien-aimée; Mondújar, lieu où reposera ta bien-aimée entourée de bien des tiens; Guajar Faragüit,  lieu où tu enterreras à jamais tes larmes; Motril, lieu où tu quitteras ta terre par la mer; Tanger , lieu où tu connaîtras la mère de ton ancienne terre; Fès, lieu où tu troqueras la terre pour le ciel. Huit sont les balises, huit sont les directions de la rose des vents, huit sont les anges porteurs du trône d’Allah, huit furent les siècles de règne islamique en terre d’Espagne et huit branches compte l’étoile où ta dynastie inscrivit la devise nasride : Seul Dieu est Vainqueur. Huit branches compte toujours l’étoile symbole de cette terre d’Al-Andalus, dont les enfants du futur diront l’héritage en leur symbole d’andalousisme. Ne pleure pas, Boabdil, car seul ton corps disparaîtra, mais ton esprit survivra…

 

Boabdil, triste mais curieusement apaisé, voit son destin en une image : son âme et celle de sa douce Morayma se retrouvant chaque soir au-dessus du Détroit de Gibraltar. Ils pleurent la séparation de leurs corps et l’exil de leur peuple, et leurs larmes sont autant d’étoiles tombées du ciel pour former un étang d’où émerge un lotus à huit pétales qui s’ouvrent en deux carrés entrelacés. Sachant que nul ne peut contrer son destin, Boabdil et Morayma se redisent l’amour qu’ils se portent et celui qu’ils professent pour leur terre perdue en une formule simple et forte : Habibi, te quiero… Puis ils referment le livre de leur mektoub, mettant un terme à ce paragraphe de l’histoire espagnole en traçant sur la page le rub el hizb ۞ propre au Coran…

 

Je sortis alors du rêve, ouvrant les yeux face à ceux de la déesse Lakshmi, vigie du sommeil de mes nuits…

 

 

 

Elle m’avait dit un jour, en compagnie d’Anarkali :

 -Ouvre grand ton cœur, Nathalya, car j’ai encore bien des secrets pour toi… 

Mais sache aussi qu’on ne donne rien à personne qu’il ne porte déjà en soi…

 

Ce matin-là, elle m’estima sans doute assez mûre pour me livrer ce nouveau secret :

 

Les différentes expressions de la richesse que je symbolise sont au nombre de huit et forment l’Ashtalakshmi, l’étoile de Lakshmi représentée symboliquement en deux carrés entrelacés…  De l’Inde à Grenade en passant par le Maroc, cette étoile vint à toi grâce à un chantre grenadin qui voulait revivre l’histoire arabe de son peuple. L’étoile que ta Grenade égrène à l’envi connait bien plus d’une vie ou d’un pays. Elle symbolise l’infini dans le fini, l’immensité dans une goutte d’eau, les imperfections d’ici-bas créatrices de la perfection de l’au-delà, les racines de la nation humaine dans son ensemble, qui puise sa source à l’aube du monde et de l’amour… Chante avec moi, Nathalya, ce refrain qui plongea au cœur du laurier-rose, de l’amandier, du lotus et du grenadier pour ouvrir une brèche dans la muraille qui, hier encore, cuirassait ton cœur :

 

Ay, comme une étoile, ay, tombée du ciel, ay, ces deux petits mots, habibi, te quiero…

 

 

Nathalya Anarkali
 
 

 

Mise à jour le Mercredi, 25 Mars 2009 07:08