Commémoration de la Shoah à Grenade. L’essence des sens : quand les rêves résistent
Écrit par Nathalya Anarkali   
Mercredi, 24 Avril 2013 00:44

 Ce texte se veut un compte-rendu doublé d’une interprétation onirico-sensorielle du séminaire international qui s’est tenu à la Faculté de Lettres de l’Université de Grenade les jeudi et vendredi 18 et 19 avril 2013 : Memorias, Resistencias y Representaciones de la Deportación (Mémoires, Résistances et Représentations de la Déportation), une activité organisée par les professeures Marie-Claire Romero Pérez et Concepción Fernández Vivas. Outre un témoignage écrit de l’événement, que je désirais conserver le plus fidèlement possible en ma mémoire, ce texte est aussi amené à réparer ce que je considère comme une « dette morale » envers Ida Grinspan, francophone rescapée d’Auschwitz dont j’aurais tant voulu pouvoir être l’interprète. Faute des installations techniques nécessaires à l’exercice de l’interprétation simultanée, Ida dut souvent deviner ce qui se disait en espagnol, ce qui, je le sais, la frustrait beaucoup. Ceci sera donc avant tout dédié à cette dame qui, tout comme ses deux autres compagnons rescapés des camps, a énormément marqué l’assemblée grenadine. Les lignes qui suivent entendent soulever un pan du voile couvrant les connexions de mon subconscient, tout imprégné encore des choses vécues et ressenties lors de ces deux journées intenses…

Lorsque j’écoutais les diverses conférences des invités et les témoignages des rescapés de la Shoah, et quand j’observais les réactions de nos étudiants tout en appréciant la pertinence de leurs questions, j’éprouvais la nécessité de prendre note du contenu des interventions, mais je voulais aussi conserver une trace des images, pensées connexes et stimuli sensoriels qui inondaient mon cerveau. Car, en ces instants, nous recevions bien plus que de l’information. Pour ma part, il s’agissait d’un véritable plongeon dans une dimension autre, entre émotion et réflexion, empathie et introspection, conscience et sentiments, lucidité et rêve éveillé.  

Lors du repas du premier jour, avec Victor Perahia, rescapé de Bergen-Belsen qui interviendrait le lendemain, nous parlions précisément des rêves. J’expliquais que, depuis quelques temps, j’ai décidé de prendre note de mes rêves au réveil, dans l’espoir d’un jour pouvoir faire l’expérience des rêves lucides pour progresser dans ma connaissance de moi-même et du monde. Alors qu’il disait qu’il était difficile de se rappeler ses rêves, j’acquiesçais, tout en mentionnant qu’il y a des techniques aidant à cultiver leur souvenir. Quand mon esprit est encore empêtré dans la toile d’araignée de l’inconscience, toile symbolisée par les attrape-rêves accrochés au-dessus de mon lit et dont les plumes respirent à la cadence de mes songes, je note machinalement ce dont je me souviens dans un petit carnet gardé au pied du lit. Outre la trame, si trame il y a, j'inscris tout ce que j'ai retenu : des couleurs, des sons, des mots, des sensations, des paysages, des sentiments… Il est très important de maintenir cet état de semi-inconscience au moment de la prise de notes, pour ne pas rompre le mouvement hélicoïdal adopté par les connexions cérébrales durant le voyage onirique. Ce qui semble un incroyable fouillis, tout aussi inextricable qu’une épaisse pelote de laine ou un cocon impénétrable, est précisément vital à l’équilibre de notre conscience. Une fois redevenue maître à bord, celle-ci, obéissant aux dictats de notre cartésianisme, tend invariablement à remettre notre esprit sur les rails d’une trajectoire longitudinale, oubliant que les autoroutes neuronales doivent s’alimenter des voies de traverse oniriques. Il est vital de rêver, pour laisser notre esprit, tout comme notre corps, réactiver sa charge émotionnelle et digérer les événements de notre vie éveillée. « Les rêves, c’est la récréation du cerveau », comme aime le rappeler Claude Lelouch. Lui-même introduit de nombreux clins d’œil oniriques dans ses films qui suivent la trame de ses propres rêves, érigés au rang de co-scénaristes... Or, durant le séminaire, deux films lelouchiens ont constamment court-circuité mes autoroutes neuronales, par le biais de flashes sensoriels s’invitant dans mon mode de perception des faits : Les Uns et les Autres et Les MisérablesUn troisième film aussi s’est immiscé dans mes voies cérébrales pour me rappeler sa mélodie… Train de Viede Radu Mihaileanu, cinéaste qui s’avère être un client de Victor Perahia, d’après ce que ce dernier me confia ! Décidément, pour citer encore mon cher Lelouch qui saupoudre nombre de ses films des paillettes de cette maxime magique, « Il n’y a pas de hasard, que des rendez-vous… »

 

illustration: anonyme; photo et montage: Nathalie Bléser

 

Mais revenons donc à nos moutons… Ces petits êtres tout de laine vêtus qui, selon la sagesse populaire, nous aident à sauter la barrière de la conscience pour saisir le fil tendu par le bel écheveau de nos rêves, tissent avec nous la trame secrète de notre inconscient. Chaque matin, je me réveille face à un tissu indien à l’effigie de la divinité Lakshmi, déesse de la beauté, de la fortune et de l'abondance, gardienne des secrets de mes rêves enfouis. Dans Le cœur grenadine, je décrivais Lakshmi de la sorte : « la déesse déverse inlassablement ses grains de grenade dans les eaux d’un grand bassin. Assise sur une fleur de lotus qui recueille les pépites d’or rose s’accumulant patiemment, elle grave en mon inconscient les mots de ce poème onirique :

Comme ma fleur éclose en eaux troubles ou dans la fange,
tous tes tourments prendront bientôt la face d'un ange,
visible pour qui sait regarder avec le cœur,
car la richesse est à l’intérieur.
Ta ville au nom de fruit
est le plus précieux des écrins,
enserrant en sa muraille des perles serties
dans la couronne des pétales anciens.
Ces perles t’offriront leur sagesse
pour déchiffrer bien des promesses
dans le sillage d'une nuée opaline.
Mais aussi elles t’apprendront
comment vibrer à l’unisson
des battements d’un
cœur grenadine. »

Ce poème, parlant des vibrations d’empathie et de la beauté née de la fange, me semblait le mieux indiqué pour introduire ce compte-rendu de deux journées grenadines pas comme les autres. Des doigts de ses quatre mains désignant des vertus spirituelles, Lakshmi la bienfaitrice nous montre la voie du développement de la richesse intérieure. Tout comme les éléphants blancs qui l’entourent, la chouette constitue son vāhana (véhicule ou monture). À l’instar du corbeau, des serpents et de la tarentule (en peluche!) veillant aussi sur mes nuits, la chouette est un symbole tantôt bénéfique, tantôt maléfique, selon les cultures. Et que dire alors du (vrai) chat noir qui, tous les matins, me tire des brumes du sommeil en me fixant de ces yeux couleur d’or?  C’est son regard que je vois en premier alors que j’émerge de la frontière entre le monde onirique et le monde éveillé, abandonnant à regret ce que je vois comme notre lien avec le cosmos. Mais les yeux de Sam sont là pour me rappeler mon excursion dans les brumes des rêves, qui s'illumine de la brillance de ce regard m’évoquant la nébuleuse de l’œil du chat. Formée par deux étoiles tournant en orbite l'une autour de l'autre, c’est l’interaction de ces dernières qui produit sa mystérieuse aura. Réunion des contraires, beauté née de la boue, lumière triomphant de l’obscurité… Ce concept du triomphe de la lumière est précisément celui d’une fête majeure de l’hindouisme, le Festival des Lumières ou Divali dédié à Lakshmi, et que l’on pourrait en bien des points comparer à la célébration juive de Hannukah. Tout comme on allume la Hannukiah en symbole d’espoir dans l’adversité et de promesse de survie et de renouveau, Divali célèbre la victoire du bien sur le mal, de la connaissance sur l’ignorance, de la lumière sur les ténèbres. Belle victoire, en effet, que celle qui nous permet de réaffirmer la capacité de l’humanité à défier et surmonter les pires souffrances. Voilà que le prénom de Victor Perahia prend maintenant tout son sens, car lui mieux que quiconque peut se targuer d’être sorti victorieux de ce combat entre l’ombre et la lumière, une lumière dont il a généreusement inondé son auditoire grenadin…

La dichotomie ombre / lumière est souvent revenue lors de ces deux journées, grâce tout d’abord à l’intervention de Mario Sinay, spécialisé en pédagogie de la transmission de la Shoa, qui a parlé d’une brillante lumière ayant éclairé les sombres années de la seconde guerre mondiale en présentant la réalité encore peu connue des Edelweißpiraten. Ces très jeunes pirates de la liberté ont donné l’exemple en  accomplissant des actes de résistance face au nazisme. Les Edelweiß étaient allemands, mais bien d’autres pirates s’organisèrent dans de nombreux pays européens, y compris la Belgique. C’est dans une ville allemande proche de la nôtre, Köln-Cologne, que les « pirates » allemands étaient les plus actifs, ce que douze membres paieraient de leur vie : malgré leur très jeune âge, ils furent pendus par le régime nazi. Même si les pirates ne furent qu’une goutte d’eau dans l’océan, ils brillèrent comme un phare dans la tourmente, image renforcée par le fait que l’edelweiß fait partie de la famille des tournesols, plantes mues par un instinct primordial qui les pousse à rechercher la lumière… Mario Sinay nous a d’ailleurs rappelé cette jolie citation: « l’obscurité ne peut pas éteindre une bougie, mais une bougie peut, elle, illuminer l’obscurité ». Sans cette obscurité, la lumière n’aurait plus de raison d’être… Pour Carl Jung, il n’y a pas de prise de conscience sans souffrance. C’est de cette dualité que naît l’équilibre, un peu comme le concept d’union des contraires, symbolisé par… les étoiles : celle à six branches, de David, ou celle à huit branches, de… Lakshmi. On ne se rappelle pas toujours la différence entre ces deux astres que l'on appelle souvent tous deux « sceau de Salomon ».  

« Se rappeler », c’est « recordar », en espagnol, une étymologie latine évoquant le cœur. Pour Mario Sinay toujours, se souvenir, c’est donc s’engager à revivre les événements passés en empruntant la voie du cœur. Or les neurologues affirment que, tout comme les rêves, l’activation de la mémoire par le rappel des souvenirs permet d’établir de nouvelles connexions neuronales et d’accroître nos capacités associatives. Se souvenir, c’est établir des liens, jeter des ponts, appelés synapses dans le jargon scientifique. Je pense que ce phénomène biologique explique bien des choses. Le fait d’assister à ces journées du souvenir de la Shoah, évoqué de façon académique mais aussi et surtout raconté à la première personne par les rescapés de l’horreur, m’a permis de vivre un double processus neuronal. Comme les étoiles formant l’aura de la nébuleuse du chat, les souvenirs de l’orateur ET de l’auditeur se télescopaient dans mon cerveau, créant des moments d’intense lumière nés de sensations déclenchées par toute une chaîne d’impulsions nerveuses, proches de celles des rêves, pour permettre aux concepts évoqués de me révéler toute leur charge d’inconscient. Les lignes qui suivent seront donc un échantillonnage des associations psychiques élaborées par mon cerveau pendant deux jours, associations qui m’incitent, plus que jamais, à suivre la voie de l’instinct.

La première matinée fut agrémentée d’un mini concert de clarinette offert par Jesús Caballero Moreno, étudiant de notre Faculté. Ses notes évoquant un air de klezmer familier m’emmenèrent subitement au beau milieu d’une préparation joyeuse et pourtant on ne peut plus particulière. C’était l’air que l’on entendait dans le film Train de Vie, alors que les habitants du petit shtetel préparaient leur liste de choses à emmener pour leur grand départ en Palestine à bord d’un… faux train de déportation. Cette sensation de me retrouver dans le film était si vivace que j’avais envie de la partager avec quelqu’un, et je me tournai vers mon élève Emilio, assis à mes côtés. Il avait passé toute la matinée à prendre des notes qui me fascinèrent… En effet, si de mon côté  mon subconscient tramait des associations psychiques nées de sons et d’images, Emilio, lui, dessinait le déroulement des interventions des invités.

 


Dessin: Emilio Iguaz; Photos: María Azor & Nathalie Bléser (NB); Montage: NB

 

Ses croquis étaient accompagnés de résumés « théoriques » ainsi que de quelques « notes mentales » très semblables à celles que je venais de faire en marge de ma feuille pour me souvenir de cette irruption du film de Mihaileanu : « Hablar del chavalillo del clarinete » signifie « parler du jeune clarinettiste »… Amusée, je me dis à ce moment que le cerveau de mon élève fonctionnait comme le mien, par le biais de stimuli sensoriels… J’étais fascinée par les dessins de mon étudiant, et j’intégrais maintenant son personnage dessiné dans la danse des habitants du petit shtetel du film. Shtetel… Ce mot yiddish me trotta dans la tête toute la matinée, en me fredonnant à l’oreille la dernière chanson entendue dans Train de Vie :

Shtetel, shtetel, shtetele
Ne m’oublie pas, shtetele
j’suis parti un jour en train
pour aller très loin…

Ces sons anciens de langues ayant navigué entre l’extinction et le renouveau ont brillé comme autant d’aubes nouvelles, inondant de leur clarté une assemblée constituée majoritairement de jeunes adultes espagnols. En yiddish ou en hébreu, les mots se bousculaient pour inviter ces jeunes philologues à pousser les portes de leur curiosité linguistique : Shtetel, Pourim, Hanukka, Mohel, Hevra Kadisha, Shabbat, Kippour, Pessah, Rosh ha Shana, Hannukah, Yom ha Shoa, Kasher, Hassidim… Par ailleurs, ils apprenaient aussi à ressentir les mêmes frissons instinctifs que d’autres générations avant eux, en emboîtant le pas des survivants dans cette neige de la froide Pologne qui avait bien du mal à apporter un flocon de beauté à la résonance de termes comme Anschluss, achtung, raus, schnell, Bergen-Belsen, Sachsenhausen, Auschwitz-Birkenau, Sobibor, Mauthausen… Ce camp de concentration les faisait trembler au plus profond de leur mémoire génétique également, car c’est là que la plupart des républicains espagnols furent déportés. L’extrait du documentaire projeté par Concepción Díaz Berzosa, intitulé « Mémoire des cendres » en espagnol, était empreint d’une immense tristesse mais aussi d’une grande tendresse, comme lorsqu’on voyait cet homme fouiller dans ses souvenirs les plus chers. Chaussé de lunettes et loupe à la main, il relisait les lettres de son père, dont il appréciait les mensonges pieux d’un homme cherchant à faire souffrir le moins possible les siens…

Les républicains espagnols n’étaient pas les seuls à témoigner dans la langue de notre assemblée. L’après-midi de cette même journée, un autre documentaire serait présenté par Graciela Kohan Starcman : un témoignage de Jacques Stroumsa, surnommé « le violoniste d’Auschwitz ». Son exemple me semblait celui d’une double survie, car originaire de Grèce, il effectuait son témoignage en ladino, cet espagnol de l’époque où les Juifs séfarades furent chassés d’Al-Andalus, c’est-à-dire la terre espagnole. La mémoire de Grenade saigne encore en se souvenant que l’édit d’expulsion des Juifs fut signé à l’Alhambra, dont il porte d’ailleurs le nom. La mémoire de la langue est restée intacte, c’est ainsi que nos étudiants pouvaient parfaitement comprendre le récit de Jacques. Parfois, certes, quelques expressions étaient différentes de celles que l’on utilise ici et aujourd’hui, mais c’étaient précisément ces différences qui, à leur tour, laissaient transparaitre les exodes de cette langue et de ses locuteur… J’ai noté quelques-unes des particularités qui faisaient de ce témoignage un vrai trésor, tant en son fond qu’en sa forme.

Durante muchos años mi pregunta fue: Dios, si existes, ¿por qué permitites (permitiste) tantos crímenes? / Más tarde me preguntaron ¿Ónde (dónde) estaba Dios en Auschwitz? Yo me preguntaba ónde (dónde) estaban los hombres… / Mar Edžeo (Egeo) / El tren se fermó (se paró) / atroe (atroz) verdad / el olor trocaba (cambiaba) de dirección / ser un hombre libro (libre) / para que te konte (cuente) / mi ʃefe (jefe)

Arrivé au camp le 8 mai 1943, Jacques en ressortit vivant exactement deux ans plus tard, le 8 mai 1945. Son miracle particulier fut d’être violoniste, profession que les SS recherchaient pour effectuer leur terrible besogne en musique… À nouveau, j’avais un flash du film Les Uns et les Autres, où il arrive exactement la même chose à un des personnages féminins, forcée à jouer du violon alors qu’on gaze son mari pianiste... C’était d’autant plus troublant que Jacques, lui, connut la même souffrance, en voyant gazer sa femme, enceinte de huit mois. Voir disparaitre ainsi l’amour de sa vie et le fruit de leur amour non-encore enfanté doit être la pire chose qui soit… Une autre belle -et cruelle- preuve d’amour envers la chair de sa chair nous a été rappelée par Mario Sinay après l’intervention de Graciela Kohan. Le spécialiste avait expliqué que plusieurs associations ainsi que des particuliers tentaient de sauver les enfants en les cachant… Mais bien sûr, pour un parent, comment abandonner son enfant ? Pouvoir dire « je t’aime, c’est pour ça que je te quitte, c’est pour que tu aies un avenir, pour que tu survives » démontre une force extraordinaire. À nouveau, les images se bousculaient dans ma tête, et cette fois, elles provenaient des deux films de Lelouch déjà mentionnés, plus d’un autre opus de Radu Mihaileanu, Va, Vis et Deviensconsacré à une époque postérieure.

 


Photogrammes tirés de 'Va, Vis et Deviens',
'Les Misérables' & 'Les Uns et les Autres'

 

Alors que Mario nous posait cette poignante question de conscience, j’avais ressenti le nœud insupportable dans la gorge que m’avait provoqué la douleur sourde d’une mère qui nécessite hurler son désarroi de toutes ses forces, mais que la lucidité née du désespoir pousse à gifler son enfant pour lui dire de partir pour « vivre et devenir »… Curieusement, cette déchirure, dans le cas de ce film, est celle d’une femme éthiopienne catholique qui  comprend que la seule façon pour son fils de ne pas mourir de faim dans un camp somalien est de se faire passer pour un petit Falasha (juif d’Éthiopie descendant de l’union entre Salomon et la reine de Saba) et de partir dans les convois affrétés par le Mossad pour refaire sa vie en Israël. Autre époque, autre nécessité : les deux films de Lelouch abordent la thématique de l’abandon des enfants juifs lors de la deuxième guerre mondiale. Dans Les Misérables, la petite Salomé (fille de Lelouch dans la ‘vraie’ vie) se fera passer pour Catholique en se réfugiant dans un pensionnat de jeunes filles, et dans Les Uns et les Autres, le mari de la violoniste profite d’un arrêt du train de déportation pour laisser le petit Simon, encore nourrisson, sur la voie, en espérant que quelqu’un le trouvera et s’en occupera. Alors que j’écoutais Mario les larmes aux yeux, ces mêmes yeux embués croisaient le regard de ces mères séparées de leur chair…

Vint alors le témoignage d’Ida Grinspan, que je dus interpréter en espagnol pour les quelques personnes de la salle qui ne comprenaient pas le français. L’interprétation devait se faire en modalité de chuchotage, c’est-à-dire en parlant à voix basse en même temps que l’oratrice. Je devais pour ce faire lui tourner le dos et m’adresser à mon propre auditoire restreint. La vitalité d’Ida est incomparable, la force qu’elle transmet, son envie de vivre, son courage, tout cela transparait dans la voix dynamique et haut-perchée de cet être extraordinaire qui « n’a pas pleuré », comme le rappelle le titre de son livre. Moi non plus, en tout cas lors de son intervention à elle, je n’ai pas pleuré, ce que je redoutais pourtant en préparant mon interprétation. Une de nos étudiantes, qui avait échangé quelques mots d’hébreu avec Mario Sinay avant le témoignage d’Ida, versait, elle, d’abondantes larmes alors que je chuchotais les détails transmis par la rescapée. Depuis le sol où je m’étais assise en tailleur pour permettre à ma voix de s’élever vers mes auditeurs, je tentais de consoler la jeune fille en posant ma main sur son genou tout en continuant d’interpréter. Quelque part, j’étais heureuse de la voir pleurer, non pas par sadisme, bien sûr, mais parce que malgré les conditions difficiles de mon travail je voyais que le message d’Ida passait, et l’émotion aussi. C’est avec ce petit bout de femme extraordinaire, cette immense présence inversement proportionnelle à sa taille, que pour la première fois le sens du toucher et de l’odorat firent leur apparition dans ma liste de stimuli sensoriels. Ses descriptions des conditions d’hygiène épouvantable du wagon à bestiaux dans lesquelles elle et ses compagnons d’infortune étaient transportés à Auschwitz, la faim due à son refus de manger les provisions emportées de Paris dans l’espoir de les donner à sa mère qu’elle croyait retrouver à destination, la saut brutal et glacial dans la neige couvrant la rampe d'Auschwitz, la puanteur des « sanitaires » du camp, la hantise des boutons et la poussée de typhus, la douleur de ses pieds en sang lorsqu’elle dut faire la marche de la mort dans des chaussures trop petites, la délicieuse nausée de la première cigarette que lui offrit un soldat américain… Ida montra ensuite, sans fausse pudeur, la trace indélébile de son passage par les camps, nous expliquant que le triangle vide sous le numéro matricule tatoué sur son bras gauche, indiquait que la personne ainsi marquée ne devait pas sortir vivante du camp… Le destin en voulut autrement, faisant en sorte qu’Ida en soit déjà à respirer le doux parfum de 83 printemps passés sur cette terre.

 


Photos: María Azor; Montage: Nathalie Bléser

 

La mélodie klezmer du matin revenait tambouriner mes tempes de son air joyeux ; Ida n’avait pas inscrit son nom sur la liste de tant d’autres âmes assassinées. Elle s’en était allée, là-bas, dans les camps, mais elle avait vécu et était devenue cette voix s’élevant pour toutes les victimes, cette voix d’une rescapée. Comme pour souligner dans la joie cette présence miraculée parmi nous, des musiciens de rue vinrent accompagner notre apéritif, pris en début de soirée à une terrasse du centre-ville, des notes d’un cymbalum tzigane qui semblait saluer le triomphe de la vie. Que de rires furent échangés ce soir-là…

On se rappela, à nouveau, les films de Radu Mihaileanu,  Va, Vis et Deviens et Train de Vie. Ida, Victor et moi étions d’accord pour dire que ce film surréaliste et loufoque était mille fois plus puissant et plus juste que le fameux La Vie est Belle de l’histrionique Benigni, qui, de mon côté, m’avait déplu. C’est sans doute en se souvenant de ce film italien que le lendemain, Jim, un de nos étudiants, avait posé une question compliquée à Victor Perahia après son témoignage d’enfant des camps: peut-on rire de tout ? J’interprétais la réponse de Victor tout en revoyant des scènes de Train de Vie. À nouveau, la petite mélodie venait se rappeler à mon bon souvenir.


Shtetel, shtetel, shtetele
N’efface pas les yeux des gens
c’est c’qui m’tient encore en vie
leur sublime folie, leur sublime folie…
train de vie…

L’acteur Zvi Kanar, tenant le rôle du tailleur dans le film, disait dans le making-of que c’était la première fois, à sa connaissance, qu’on faisait de l’humour dans un film autour de la Shoah. Mais pour lui, comme il s’agissait d’un film tragi-comique, ça passait, et même très bien, puisque toute l’histoire était en réalité imaginée par un fou, comme un de ces rêves éveillés que l’acteur lui-même reconnaissait faire dans le quotidien des camps, précisément pour éviter de devenir fou. Zvi ajoutait toutefois d’un air complice que le fou, en réalité, c’était Radu… Le réalisateur, quant à lui, affirmait que ce qui l’intéressait, c’était la folie qui faisait décoller l’esprit, qui ouvrait le champ visuel et le champ du cœur. À nouveau, c’est par la musique que la puissance des sentiments humains prenait tout son sens dans le film, comme lors de cette scène mémorable où le faux train de déportés imaginé par des Juifs ashkénazes rencontre le faux convoi de déportés imaginé par des Gitans… Un instant de pur bonheur et d’immense poésie décliné sur des airs klezmer et tziganes.

 


Photogrammes de 'Train de Vie'

 

C’est en de tels moments de communion entre deux peuples qu’on peine encore plus à comprendre l’absurdité de la haine, et qu’on se rend compte que la souffrance réunit… C'est ce que choisit de nous rappeler Lelouch par l’intermédiaire d’une citation de Willa Cather en introduction des Misérables: « Il n'y a que deux ou trois histoires dans la vie de l'être humain et elles se répètent aussi cruellement que si elles n'étaient jamais arrivées ». Le personnage de Belmondo, fasciné par la ressemblance entre sa propre histoire et celle de Jean Valjean, la cite à un moment donné du film sous forme de question, ce à quoi le personnage de Boujenah répond, fataliste, « Oh si vous saviez le nombre de fois que les Juifs se sont retrouvés sur les routes… ».

 


Dessin: Emilio Iguaz; illustration: La Belle Histoire + roue de médecine amérindienne.
Montage: Nathalie Bléser

 

Ces histoires sans cesse recommencées, vécues ou fictives, qui servent à raconter l’histoire avec un grand H, étaient le propos de la conférence de José Luis Arráez Llobregat. C’est aussi depuis longtemps ce qui constitue la force des films de Lelouch qui, mieux que n’importe quel autre cinéaste français d’après moi, a saisi le sens cyclique de la vie -un principe si intégré dans la roue de médecine amérindienne- en filmant la roue imparable du destin du genre humain sur une ritournelle menant dans sa ronde la vie, la mort, l’éternité. Pour peu qu’on désire comprendre les règles de ce jeu de la vie où chacun de nous est amené à jouer un rôle, on devient superstitieux, on fait un vœu en voyant une étoile filante, on interroge le destin en brouillant les cartes balisant la frontière entre la vie et le rêve, on devient pleinement conscients que notre survie ne tient plus qu’à un fil… comme celui qui a relié à la vie nos trois rescapés Ida Grinspan, Rhoda Henelde Abecasis et Victor Perahia.

 


Dessins: Emilio Iguaz; Montage:Nathalie Bléser

 

Ce dernier nous a aussi apporté un petit bout de tissu jaune grossièrement cousu d'épais fil noir où était bordé un « tétragramme » particulier qui réduisait toutes les histoires d’individus uniques et irremplaçables à une seule et même étiquette identitaire les ayant délibérément condamnés à mort.

 


Photogrammes du film 'Les Uns et les Autres'; Photo: María Azor;
Montage: Nathalie Bléser

 

Leur mémoire à tous respire au-travers de ce stigmate précieusement conservé par Victor. Cette mémoire, c’est notre devoir, et, comme nous le rappelle Amelia Peral Crespo, cette mémoire est une représentation, une reconstruction, une réorganisation des souvenirs, pour intellectualiser ce qui est d’abord passé par un ressenti sensoriel. Pour les rescapés qui ont vécu l’enfer, après l’inévitable sentiment de culpabilité du survivant et la longue période de silence salutaire, le moment est venu de ne plus se taire, et de rendre hommage à toutes ces âmes dépourvues d’identité pour témoigner de ce qui plus jamais ne devrait exister. Oui, cette génération a été à jamais marquée, humiliée en sa propre chair, mais c’est précisément ce qui la pousse à montrer, à se montrer, et à dire de quoi l’homme est capable, pour que les nouvelles générations puissent apprendre de leurs aînés à retrouver le souffle sacré du cycle de vie, le sens vital du cercle, l’union de tout ce qui vit sur terre… Un processus, qui, je pense, est en très bonne voie chez nos jeunes.

 


Illustration du symbole de Zia sur le drapeau du Nouveau-Mexique; Photo: María Azor;
Montage: Nathalie Bléser

Photos: Emilio Iguaz, Ana Girón

 

Comme le disait le chef lakota Crazy Horse dans une pensée prophétique prononcée à la fin du XIXème siècle,

Après maintes souffrances, la nation rouge se relèvera, et ce sera une bénédiction pour un monde malade, un monde rempli de promesses brisées, d’égoïsme et de séparations, un monde cherchant à retrouver la lumière. Je vois un temps, après sept générations, où toutes les couleurs de l’humanité se rassembleront sous l’arbre de vie sacré et où la terre entière redeviendra un seul et unique cercle. C’est alors que certains des Lakotas qui détiennent la connaissance et la compréhension de l’unité entre tous les êtres vivants verront les jeunes Blancs s’approcher d’eux à la recherche de sagesse. Je salue la lumière dans tes yeux là où réside tout l’univers, car quand tu seras au centre de toi-même et que je serai aussi au centre de moi-même, nous ne ferons plus qu’un.

À la suite des propos de Victor Perahia concernant la beauté de la vie et de mes propres évocations du peuple navajo, c’est aussi la pensée amérindienne qui avait inspiré à la professeure Concepción Fernández Vivas le ton de sa présentation du concert final. Elle cita de mémoire la fameuse prière navajo de l’équilibre (Hozhoo) atteint par la reconnaissance de la beauté (nizhoni), en toute chose et en tout lieu.

 

Photos : María Azor & Nathalie Bléser; Montage: Nathalie Bléser

 

Ces mots et les notes de musique tirées de la bande sonore de la Liste de Schindler m’arrachèrent bien des larmes. Encore une fois, mon esprit ornait de visions les sons résonnant dans l’assemblée. Les touches du piano se muaient en ces bouts de bois jaunis d’un autre piano enfermé à jamais derrière les vitrines d’Ellis Island à New York, porte de tous les espoirs de citoyens venus conquérir un nouveau monde; le timbre humain du violoncelle se mêlait au récit déchirant du violoniste d’Auschwitz, à la danse libératrice des Tziganes et Juifs de Train de Vie, au regard perdu d’une femme parmi tant d’autres m’ayant bouleversée dans Les Uns et les Autres, cette violoniste dont le bonheur et le malheur se croisaient dans les notes s’échappant du mouvement mécanique d’un archet désenchanté.


Photo: Nathalie Bléser; Photogrammes: Le violoniste d'Auschwitz & Les Uns et les Autres
Montage: Nathalie Bléser

 

 

Puis soudain les sons s’habillèrent des sept couleurs d’un arc-en-ciel mué en partition, une immense gamme chromatique rappelant les chakras de l’être humain, une symphonie chatoyante évoquant les destinées des autres victimes des camps, si brillamment présentées par nos propres étudiants: les homosexuels, hier frappés du triangle rose et aujourd’hui brandissant fièrement leur drapeau multicolore reprenant ces mêmes couleurs de l'arc-en-ciel, ou les Gitans, ces fils du vent, qui ont aposé sur leur bannière la roue éternelle de la vie et de ses cycles pour s’identifier de par le monde au gré de leurs errances.

Ce soir-là, l’Alhambra pleura et implora la demi-lune d’apaiser le chagrin de tous ceux qui, un jour, furent déshumanisés et stigmatisés, rejetés, massacrés et réduits à un symbole identitaire rendu avilissant. Le palais maure vit alors, émerveillé, l’astre couleur neige lui décocher un sourire complice en ajoutant à son ciel trois étoiles nouvelles. Dans leur reflet, l’Alhambra vit le visage de trois rescapés de la folie humaine. La brillance de leur astre reflétait la pétulance de leurs yeux, qui semblaient dire:

« Toujours, résistez ; jamais n’abandonnez ; et surtout n’oubliez pas de rêver… »

 


Photos: María Azor & Nathalie Bléser; Montage: Nathalie Bléser
 
 
 
 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

Mise à jour le Samedi, 27 Avril 2013 13:03