Verviers et "l'Ouest Sauvage"
Écrit par Nathalya Anarkali   
Vendredi, 29 Mars 2013 23:52

Ce texte est une fiction, une histoire imaginée à partir de la véritable visite du Show de Buffalo Bill à Verviers le 10 septembre 1906, alors que mon arrière-grand-mère, juste de 100 ans mon aînée et dont j'ai hérité l'alliance, avait 35 ans.

Je ne saurai jamais si cette histoire s’est réellement passée, mais mon cœur a choisi de m'en souffler les mots.

En ce samedi 8 septembre de l’an de grâce 1906, Léonard-Joseph revint tout heureux à la maison. Il venait de trouver le cadeau parfait pour sa petite famille. Marie-Thérèse, Marie-Anne, Anne-Marie et Jean-Joseph, les quatre grands, venaient de rentrer à l’école après un long été, et ils étaient très appliqués. Ce serait bientôt l’anniversaire du petit Louis-Joseph, qui aurait trois ans dans deux semaines. Bébé Antoine-Joseph, lui, aurait bientôt deux mois. Pour un peu égayer son épouse Marie-Catherine qui pleurait encore de temps en temps la mort de deux de leurs autres enfants, et pour faire sourire les petits en faisant la fête avant la lettre, Léonard-Joseph avait fait une folie : il avait acheté les tickets pour un spectacle pas comme les autres. Lundi prochain, il emmènerait la famille à Verviers, ville natale de sa femme, pour assister à un événement extraordinaire : un spectacle venu tout droit de l’ouest sauvage américain, sous la conduite du légendaire Buffalo Bill… C’était la seule ville de la Province où le spectacle s’arrêterait avant de partir pour d’autres villes de Belgique. Une occasion à ne manquer sous aucun prétexte !

-Marie-Catherine, lundi, on part en Amérique ! avait-il dit tout heureux à sa femme et aux enfants alors qu’ils prenaient le repas du soir.

-Mais que dis-tu, Léo ? avait-elle répondu interloquée.

Fièrement, et avec un regard pétillant de malice dont hériteraient nombreux de ses fils, Léonard-Joseph sortit une coupure de presse de son portefeuille et la déploya théâtralement. Il s’agissait d’un article vantant le show de Buffalo Bill : « Un spectacle sans rival, unique au monde : le roi des tireurs à cheval, cent véritables Peaux-Rouges, chefs et guerriers, cinq-cents chevaux, cinquante broncos sauvages, la Bataille de Little Big Horn comme si vous y étiez… » Hahaaa ! Qu’en dites-vous ?

-Mais Léo, ça doit coûter une fortune !

-Rien n’est trop beau pour ma petite famille, ça nous fera des vacances pour un jour. On quitte Reinhardstein avec le premier train, on passe toute la matinée à Verviers avant d’aller au spectacle de l’après-midi, à 2h ! Regardez les enfants, il arrive !!! avait-il dit en produisant un dernier trésor : le visage de William Cody alias Buffalo Bill déployé en médaillon sur un bison qui indiquait « je viens ! »

Image d'archive tirée de la page Facebook
American Megastars, Buffalo Bill and the show Indians in Europe

 -Merci papaaaaaa !

Les enfants sautaient de joie, Marie-Catherine ne savait trop que dire, elle était reconnaissante à son mari de penser aux enfants, mais tout de même, tant de folies…

Le lundi arriva et tout ce petit monde se mit en route. Les enfants adoraient prendre le train, la vitesse, pourtant toute relative de l’époque, les grisait, et la perspective de voir « de vrais Indiens » encore plus. La matinée fut passée à flâner dans le centre-ville avant de se rendre sur le lieu de la représentation. Verviers était la première ville belge visitée par la troupe qui venait de quitter Mönchengladbach en Allemagne. Marie-Catherine se demandait si ces hommes ressembleraient à Winnetou, le personnage imaginé par Karl May dont elle avait lu quelques histoires en allemand.

Marie-Catherine avait rarement vu autant de monde. Tout était neuf pour elle, les odeurs, les sons, les visages… Les enfants étaient surexcités et émerveillés déjà avant que ne commence le spectacle. C’était difficile de les faire tenir en place ! Soudain tout s’enchaîna avec une cadence incroyable. Attaque à une diligence, jeunes femmes montant à cheval comme les plus hardis des cow-boys, bisons déboulant de nulle part, courses effrénées de chevaux bien dressés, parade de soldats, reproduction de batailles… Les enfants criaient à chaque assaut et riaient de bon cœur. Marie-Catherine, elle, se sentait mal. Ces hommes étranges qu’on disait sauvages étaient en train de reproduire les guerres qu’ils avaient eux-mêmes vécues. Ça devait quand-même être difficile à vivre… Marie-Catherine ne pouvait s’empêcher d’être triste et d’avoir d’étranges pressentiments. Elle se souvenait des yeux éteints de ce vieil homme qu’elle avait soulagé grâce à ses onguents. Ancien combattant de la guerre franco-prussienne, il avait dit, mourant, à Marie-Catherine : « les guerres sont toujours infâmes, ma petite, même si les livres d’histoire et les hymnes tenteront de dire le contraire… » Alors qu’elle entendait à nouveau ces paroles, une plume échappée de la coiffe d’un des guerriers sioux chevauchant à quelques mètres de là vint doucement se poser sur ses genoux. Un peu troublée, elle y vit un signe et accepta cette plume en cadeau; instinctivement, elle l'agrafa à son corsage au moyen d’une broche en forme de papillon, tout en la caressant doucement jusqu’à la fin du spectacle.

-Elle est belle, cette plume, maman, dit Jean-Joseph admiratif. Tu pourras la garder dans ton livre secret...

Il savait que sa maman était très tactile et proche de la terre et des animaux. Elle aimait aussi ramasser les minéraux ou végétaux qu'elle trouvait sur son chemin. Elle connaissait le secret des plantes et soignait ses voisins grâce à des onguents dont elle gardait jalousement la formule dans un petit carnet auquel elle tenait comme à la prunelle de ses yeux. Le sourire de Marie-Catherine en disait long sur la fierté qu'elle ressentait face à cet enfant sensible et observateur. Il était curieux de tout, si désireux d'apprendre, que c'est tout naturellement qu'il proposa, après le salut des acteurs, d’aller faire un tour dans leurs baraquements afin de les voir de plus près. Après le show, les guerriers retrouvaient leur famille pour se reposer un peu avant la représentation du soir. Beaucoup se faisaient aussi photographier par les spectateurs les plus aisés. Certains de ces visiteurs élégants faisaient toute une série de commentaires entre émerveillés, apeurés ou amusés, qui choquaient profondément Marie-Catherine. Les gens étaient-ils donc venus au zoo? Elle éprouvait une honte diffuse, une tristesse étrange l'éloignant instinctivement de ses compatriotes indiscrets.

 

Image d'archive tirée de la page Facebook
American Megastars, Buffalo Bill and the show Indians in Europe

Elle gronda Marie-Thérèse quand la petit fille montra un homme du doigt en s’écriant « regarde les longs cheveux qu’il a, maman, ils sont encore plus longs que les tiens quand tu dénoues ton chignon ! »

-Mais veux-tu te taire ! Tu sais bien que c’est grossier de parler des gens qui sont face à nous !

-Ben quoi, il ne me comprend quand-même pas…

-La langue peut-être pas, mais tes gestes, oui! reprocha Jean-Joseph à sa grande soeur.

Marie-Catherine approuva et adressa un regard empreint de gêne à cet homme que bien des adultes continuaient de dévisager allègrement. Elle aurait tant voulu lui demander pardon, dans sa langue à lui… Ayant observé la scène, il la regarda gentiment, fixa son attention sur la plume de son corsage et lui sourit doucement.Il fit alors un clin d'oeil au petit garçon en détachant de son poignet un bracelet qu'il lui offrit. Et en se tournant vers sa maman, il dit:

-Olakota, kimimila winyan. At every new moon of colored leaves, a beautiful butterfly will remind you of me, and I will remember you too… Mitakuye Oyasin.

Il essuya alors la larme qui coulait sur la joue de Marie-Catherine avant d’être appelé à poser pour une photo souvenir et disparaître dans les rires et les exclamations des badauds.

-Mais qu’est-ce qu’il y a, Marie ? Tu as compris ce qu’il t’a dit ? Pourquoi pleures-tu ? s’inquiéta Léo.

Elle ne répondit pas. Dans le train qui les ramenait à la maison, toujours sans mot dire, elle sortit de son petit tchèna de belles myrtilles qu'elle distribua aux enfants pour leur goûter. Jean-Joseph observait fasciné le cadeau de "son" guerrier, Louis-Joseph le regardait admiratif et fier d'avoir un frère aussi important, et Marie-Thérèse, un peu honteuse d’avoir été une petite fille sans-gêne auparavant, tint la main de sa maman durant tout le trajet pour se faire pardonner. De retour à la maison, alors qu’elle observait le ciel étoilé assise sur le vieux banc face à l’entrée de la chaumière, Marie-Catherine, toujours coiffée du beau chapeau des jours de fête, ôta son alliance pour en nettoyer les traces poisseuses laissées par la main de sa fille dévoreuse de myrtilles.

Bisabuela... Marie-Catherine devant chez elle à Reinhardstein

Elle l’inspectait consciencieusement au clair de lune quand un papillon vint se poser sur l’anneau d’or. Ses ailes délicates assorties au tronc du bouleau semblaient couvrir d'un voile de mariée cette demi-lune reposant dans son écrin de velours noir. Marie-Catherine sourit alors en pensant que c’était là un signe du mystérieux guerrier venu lui rappeler que, où qu'il fût, il verrait toujours cette lune et ses cycles, tout comme elle. Elle se sentit alors protégée et fut témoin d'une curieuse vision. Dans la circonférence de cette alliance, le temps d'un éclair, une jeune femme aux longs cheveux tressés qui lui ressemblait étrangement lui faisait signe de la main. Elle était habillée comme ces cavalières du spectacle de l'après-midi. Depuis une époque qu'elle savait postérieure, elle souriait aux côtés d'un vieil homme enveloppé dans une couverture rouge et bleue; son teint cuivré se confondait avec celui de la terre qu'il versait dans les mains de la jeune femme souriante. La vision s'estompa quand le papillon s'envola. Surprise, Marie-Catherine lâcha l'alliance qui alla rouler dans le massif de romarin, plante aromatique cadeau d'un ami arlésien. Elle ramassa l'anneau et le remit au doigt, puis elle coupa une branche de romarin pour embaumer le petit autel qu'elle conservait à la maison. 

Huit ans plus tard, quand la première infamie mondiale éclaterait, et puis lors de la deuxième guerre aussi, même si elle n'en verrait que la première longue année, Marie-Catherine priait chaque jour tous les saints de sa dévotion, parmi lesquels trônait la broche-papillon du jour du spectacle. Les soirs de pleine lune, elle brûlait du romarin et imprégnait de fumée chaque figurine à l'aide de la plume du guerrier inconnu, en répétant les seuls mots dont elle s’était souvenue et qu'elle avait écrits dans son livre de remèdes secrets… Mitakuye Oyasin. Elle ne le sut jamais, mais ces mots, en langue lakota, signifient « nous sommes tous reliés ».

Dédié à ma famille, et à qui m'apprend à lire dans le silence les secrets du coeur et de la terre...


 

Mise à jour le Dimanche, 31 Mars 2013 23:45