Entre ciel et terre… Chroniques du Nouveau-Mexique
Samedi, 12 Février 2011 20:30

 
 Gathering the clouds from a cielito lindo

C’est par les airs que j’avais entamé ma toute première contribution de tchèt volant au site de Best of Verviers. Je me faisais alors un plaisir de vous raconter l’histoire merveilleuse -et véridique…- d’un petit ballon d’enfant envolé de Verviers et arrivé dans un champ de blé des environs de Guadalajara, Jalisco, Mexique. Je terminais le récit de ce « voyage en ballon sans passager » par la certitude d’une prochaine traversée de l’Atlantique. Dans l’attente de pouvoir la réaliser, j’avais imaginé une cérémonie d’action de grâces envers les mystérieux artisans du miracle ayant rendu possible l’incroyable traversée de ce ballon qui marquerait ma destinée… La période de Noël, si propice en souhaits de toutes sortes, a comblé mes attentes en m’offrant, treize ans après ma première découverte des États-Unis, un deuxième séjour aux USA, dans l’État du Nouveau-Mexique qui m’avait tellement fascinée en 1997. C’est à nouveau via airway, sous les auspices d’un titre en spanglish dédié au ciel, que je commencerai à vous livrer quelques épisodes de ce voyage…

C’est un moyen de transport des plus communs, alias l’avion, qui était censé nous emmener dans l’État que l’on surnomme the Land of Enchantment, « la terre d’enchantement ». Mais les conditions atmosphériques de cette matinée du 20 décembre 2010 avaient tout pour muer le départ tant attendu en galère et déconvenue, déployant d’heure en heure une situation qui n’avait absolument rien d’enchanteur. Orly était fermé pour cause de neige, et Roissy, d’où nous devions décoller vers notre première étape étasunienne, avait aménagé des lits de camp pour les passagers, bloqués sur place depuis trois jours pour certains. Toute la matinée durant, les écrans de départs affichaient ‘annulé’ pour un nombre croissant de vols, principalement les longs courriers. Les files d’attente typiques aux différents comptoirs d’enregistrement s’étaient muées en un gigantesque boa constrictor humain se déroulant au-delà des différents terminaux en un joyeux désordre de destinations bigarrées. Le personnel au sol des compagnies aériennes opérant sur ces terminaux courait d’une extrémité à l’autre de la queue kilométrique pour tenter d’organiser tant bien que mal leurs flots de passagers irrités et inquiets, dont beaucoup crachaient à tout va leur venin de voyageur vénèr...

Ô, Michèle, employée française d’American Airlines, longtemps qu’il m’en souvienne ! Ta capacité d’organisation et ta patience nous furent salutaires, et ton optimisme, j’en suis sûre, a œuvré à ce que notre avion quitte sa cachette catalane pour venir nous chercher dans le froid sibérien de Paris et nous emmener, presque dans les temps, dans cet autre froid sibérien de Chicago…

 

 

Au terme de plus de huit heures de vol nous attendent les incontournables formalités de douane de l’aéroport O’Hare International, assez désagréables mais censées indispensables. Nous ne sommes heureusement passés par aucun de ces scanners humains si polémiques, mais nous avons en revanche dû montrer patte blanche en plaçant nos doigts sur un lecteur d’empreintes, et en obtempérant à ce qu’on nous prenne une photo du visage pendant qu’on nous posait les questions d’inquisition routinière sur un ton robotique. Que je n’aime pas ça…

Une fois le filtre passé, c’est reparti pour un tour : revivre ce bonheur intense des contrôles d’embarquement car, venant d’Europe, il faut à nouveau facturer nos bagages et donc refaire le parcours d’obstacles en chaussettes et petite tenue, les bras chargés d’au moins trois bacs contenant notre équipement hivernal entièrement disséqué, tout en ne perdant pas de vue l’ordinateur portable temporairement réquisitionné par un agent de la sécurité. Que je n’aime vraiment pas ça…

Après quoi nous sommes à nouveau considérés comme des citoyens normaux et dignes d’égards, heureux de nous asseoir dans les couloirs moquettés de notre terminal pour attendre au chaud notre second vol, pour Albuquerque, New Mexico, Southwestern USA. Mais les regards furtifs que je lance de temps en temps vers les pistes ne m’encouragent pas trop à croire en un départ imminent… On a beau se dire que les Chicagoans de la « Cité Venteuse » sont plus qu’habitués aux chutes de neige, celle-ci tombe de plus en plus fort, en tourbillons batailleurs qui habillent le ciel et mon esprit d’un tourment certain...

 

 

C’est finalement avec pas mal de retard mais à mon grand soulagement que nous embarquons à bord du petit appareil d’American Eagle, un aigle américain choisi comme emblème de la filiale d’American Airlines. Nous quittons enfin Chicago pour Albuquerque où nous arrivons à pratiquement minuit heure locale et… 8h du matin heure de Paris. Mais quel bonheur de retrouver cette terre qui m’avait tant fascinée il y a treize ans de cela. Tiens ! Je remarque amusée sur un des panneaux ornant le terminal du Sunport d’Albuquerque que la ville est jumelée avec Guadalajara, Mexique, là où avait atterri mon ballon magique ! « Logique », me dis-je, en tout cas de cette logique mystique qui m’accompagne de plus en plus souvent et dont j’ai coutume de classer les manifestations sous ma rubrique personnelle « coïncidences miraculeuses »…

 

 

Mais le temps n’est malheureusement pas encore à la contemplation, car il nous faut vite récupérer les bagages et foncer au Rent a Car où on nous attend depuis longtemps… L’interminable journée nous réserve encore l’exultation suprême de découvrir les « progrès » techniques des voitures automatiques qui, en l’espace de 13 ans, ont appliqué certains changements à leur mode de conduite. « Mais nom de Zeus, pas moyen de bouger ce levier de vitesse !! » Je commence à avoir des envies assassines au volant de la Ford Focus de location…

 

 

 

Il faudra encore dix bonnes minutes d’énervement et de jurons multilingues pour comprendre que la « sécurité » oblige maintenant à appuyer sur la pédale de frein pour pouvoir enclencher la fonction D comme Drive après avoir démarré… Ben oui, fallait y penser, mais que voulez-vous, avant, ça marchait tout seul ! Nous voici enfin partis vers l’hôtel, ô bonheur, je plane  (autant de joie que d’épuisement, faut-il le dire; j’ai la tête complètement perdue dans les cumulo-nimbus intercontinentaux que nous avons chevauchés toute la journée durant...) Au diable le merveilleux plan tiré de mon étude minutieuse du Google Map ! Celui qui me mène à bon port est un GPS vivant, que je surnommerai dorénavant mon « Guide-Pisteur-Sioux » (en terre de Navajos, Pueblos et Apaches, cherchez l’erreur ! Smile).

Le lendemain matin, après une nuit de sommeil réparateur, j’ai l’air un brin moins bête au volant de la voiture.

 

 

Pas rancunière pour un sou malgré le flot d’insultes que je lui ai adressées la veille, la Ford, blanche comme la toile d’araignée perlée des brumes de mon rêve éveillé, nous mène en douceur vers Old Town, la vieille ville d’Albuquerque. Il fait froid et les rues sont peu fréquentées ; l’animation se concentre surtout au marché d’artisanat indien et dans les boutiques tout autour de la place.

 

 

Ce marché est présent tous les jours de l’année, qu’il vente, pleuve, neige, ou sous la canicule. Les objets exposés déclinent leur beauté en une palette de dominante argent et turquoise, les tons du ciel… Car pour les Indiens Pueblos de la vallée du Rio Grande où nous nous trouvons, cette pierre précieuse a volé sa couleur à la voûte céleste, et le fait de porter de la turquoise apportera chance, sagesse et protection à son possesseur. En sa dominante bleue, la turquoise représente notre père le ciel, et en sa dominante verte, notre mère la terre. Dans cette région, on peut trouver énormément de bijoux mais aussi des objets caractéristiques ornés de turquoise, comme les crânes de vache ou de bison. Ces crânes représentent la force, le courage et la noblesse de l’animal, et traditionnellement le chasseur rendait hommage à sa victime en lui demandant pardon de lui ôter la vie et en accueillant le sacrifice de cette même vie par une prière de reconnaissance adressée au crâne qui ornerait son logis et dont il implorerait la protection.

 

 

La turquoise peut également orner d’autres objets rituels appartenant à la cosmologie des Pueblos et qui sont entrés peu à peu dans les motifs décoratifs typiques du Nouveau-Mexique, comme ici, un exemple de Kachina.

 


 

Ce nom vient de la langue hopi, ‘qatsina’, qui signifie littéralement ‘porteur de vie’. Il en existe plus de 400 qui représentent toute une série de divinités telles qu’un ancêtre, un lieu sacré, une qualité, un phénomène naturel ou un concept. Le panthéon des Kachinas varie d’une communauté à l’autre et il peut exister une Kachina représentant le soleil, les étoiles, les orages, le vent, le maïs, mais aussi les saints du panthéon catholique… Les Kachinas, tout comme les humains, ont des relations familiales et des parentés ; elles constituent des entités puissantes qui peuvent œuvrer aux bienfaits de ceux qui les honorent, à travers la pluie, la fertilité, la protection, etc. La philosophie principale du culte envers les Kachinas reconnaît la vie existant dans chaque chose peuplant l’univers, car tout possède une essence et contient une source de vie que les humains se doivent de respecter et d’honorer (soient-ils Indiens ou non, aurais-je envie d’ajouter)...

 

 

 Sur cette place d’Albuquerque, Pueblos et Navajos se partagent l’espace harmonieusement. Je prends le temps de converser avec eux, m’arrêtant à chaque étal. En cette terre plus qu’ailleurs, le respect de l’autre et la valeur de l’échange humain prennent tout leur sens, car un « how are you, today ?» n’est pas une simple formule de politesse que le commerçant adresse à l’acheteur potentiel mais bien une véritable question attendant une réponse engageant la conversation. Plusieurs de ces artisans me complimentent au sujet d’un pendentif argenté orné de pierres de couleur violette. Il représente la main de Fatima, dont chaque doigt est à nouveau orné d’une main miniature. J’aime cette jolie rencontre entre un symbole culturel maghrébo-méditerranéen et la vision des Pueblos néo-mexicains. C’est ainsi que je fais la connaissance de Herbert, Indien Pueblo de Santo Domingo qui nous propose d’aller le retrouver à la réserve pour les célébrations de Noël lors desquelles auront lieu des danses rituelles, comme la danse du cerf ou la danse du maïs.

La danse du cerf, réservée aux mois les plus froids, assure la prospérité pour la nouvelle année qui se profile, et la danse du maïs, même si elle s'exécute plus traditionnellement sous un soleil généreux, peut être interprétée à tout moment de l’année pour sa capacité à garantir la fertilité. Toutes les danses et cérémonies Pueblos sont centrées sur le partage et l’équilibre d’influences et sont en rapport avec divers aspects de la vie quotidienne et saisonnière, mettant l’accent sur les relations existant entre l’homme et la nature ambiante, et en particulier les animaux. Le danseur revêtant les attributs animaux marque ainsi son lien spirituel avec la créature représentée. Ses mouvements fusionnent au gré des rythmes et des chants honorant l’animal dont il porte le pelage ou plumage, et dont la voix interne le guide là où terre et ciel se rejoignent. De façon plus générale, la danse rituelle est une histoire, contée en sons et mouvements, qui nous parle de création, de migrations, de survie, de récoltes, de naissance et de mort, de la roue des saisons, du mouvement des constellations, en définitive, de la vie et de ses cycles. Mais il n’appartient toutefois pas aux spectateurs externes d’être trop initiés au sens sacré de ces danses qui sont, rappelons-le, partie intégrante de la religiosité Pueblo. Certains membres de ces communautés natives qui ont dévoilé au public non-indien trop de clés de compréhension de ces danses ou de tout autre rite ont d’ailleurs été victimes du bannissement de leur Pueblo d’origine. Les cérémonies ne sont pas toutes publiques et ne constituent en aucun cas un spectacle. Mais à l’occasion de certaines fêtes religieuses majeures, comme lors de la fête du saint patron de chaque Pueblo ou au moment des solstices et des fêtes chrétiennes, on peut assister à ces danses en voyageant au gré des 19 Pueblos parsemant le Nord de l’État, principalement sur la route Santa Fe - Albuquerque, mais aussi à l’ouest de cette ville, qui est la plus grande du Nouveau-Mexique.

 


Il est aussi possible d’observer ces danses sans quitter ‘Burque’ (prononcer 'bour-qué', diminutif que les habitants hispanophones ont attribué au nom de la ville). C'est par exemple le cas sur la plaza de l’Indian Pueblo Cultural Center (IPCC). Ce centre culturel qui existe depuis 1976 a pour but de préserver, de perpétuer et de mieux faire connaitre la culture Pueblo en présentant de façon digne et respectueuse l’évolution de l’histoire d’un peuple ancré depuis toujours au Nouveau-Mexique. On y programme des danses pendant une bonne partie de l’année, comme en témoigne ce lien où l’on peut observer la danse du cerf en début de document. 

 

L’IPCC a bien entendu fait l’objet de notre visite. C’est l’une des expositions du musée qui a d’ailleurs inspiré en partie le titre de mon article : Gathering the clouds signifie ‘rassembler les nuages’. C’est par ce terme poétique que les Pueblos parlent de leur art millénaire du tissage. On peut se faire une idée de cette pratique en observant un autre document vidéo où Louie García explique les phases et la signification du tissage traditionnel. Il nous dit que tout dans la vie Pueblo est reflété dans l’art du tissage, comme les rythmes agricoles et la dimension spirituelle. Traditionnellement, quand les travaux des champs étaient terminés, on passait l’hiver à préparer le coton pour tisser vêtements, ceintures ou couvertures. C’est à la minute 03:05 que l’expression évoquant le rassemblement des nuages est la plus parlante. On voit Louie carder les fibres pour former un véritable petit nuage en coton qui sera ensuite filé sur une baguette à contrepoids faisant fonction de « rouet sans roue »... La transformation de ce nuage en un fil qui deviendra lui-même objet tissé contient tout le symbolisme apparenté aux incantations et aux méditations des Pueblos, car tout est processus de création, de vie et de transformation, et « rassembler ces nuages » de coton équivaut à prier, par exemple, pour que tombe la pluie. Louie nous explique que l’on avait coutume de filer le coton dans la kiva, espace cérémoniel que l’on peut voir représenté sur cette magnifique fresque ornant une façade de l’IPCC.

 

 

La kiva est une construction circulaire, en pisé comme le reste des habitations des Pueblos. Elle se situe souvent en sous-sol et est destinée aux rituels religieux et aux conseils tribaux. La fresque ci-dessus, œuvre de l’artiste Dominic Arquero de Cochití Pueblo, montre l’échelle par laquelle on entre dans cette kiva comme on entrerait dans l’inframonde, changeant ainsi de dimension. Le sol de la kiva contient en son centre un orifice appelé sipapu, espace cosmogonique qui représente le lieu d’émergence des Pueblos lors de leur arrivée sur terre. Ce qu’on pourrait appeler « permutation de dimensions », ainsi que les activités hautement spirituelles se développant au sein de la kiva, me semblent parfaitement évoquées par la fresque illustrant ce personnage émanant de la kiva en symbiose totale avec les animaux.

 

 

Sans bien sûr posséder la clé de lecture « officielle » de cette création artistique, je vois dans sa profusion animale la rencontre entre esprits humains et animaux, ou entre hommes et kachinas. La descente dans l’inframonde de la kiva permet l’ascension -symbolisée par l’échelle- vers un degré plus élevé de conscience.

Ma compréhension de la fresque serait la suivante : ce personnage qui porte boucles d’oreille et collier en turquoise sacrée est en fusion avec les animaux présents alentour. Son visage aux yeux fermés, signe de vision interne ou de méditation, épouse les traits d’une tête de tortue, animal symbolisant la sagesse, la longévité et la vie éternelle. Mais le corps humain se confond quant à lui avec celui de l’ours, signe de force, de protection, d’intelligence et de guidance. Cet animal, tout comme le cerf ici représenté en toutes ses ramifications familiales, apparait aussi en tant que guide des Pueblos après leur émergence sur terre. Tous les animaux ont leur symbolisme : le coyote et son caractère facétieux, le perroquet de pluie et de soleil dont les plumes héritées d’anciens commerces avec les Aztèques apportent la bénédiction et servent aux prières et incantations, les papillons évocateurs de la vie cyclique et des esprits supérieurs, le saumon et sa détermination… etc, etc. Et puis bien entendu, haut dans le ciel plane l’aigle royal, porteur de toutes les prières, messager des dieux et vecteur de visions. Bien des shamans obtiennent lesdites visions précisément par l’intermédiaire de leur animal nagual ou fétiche, dont ils empruntent forme et qualités pour sonder les secrets sommeillant au cœur du cosmos… La scène se passe dans un pueblo perché sur une mesa, formation géologique au sommet plat et aux parois se précipitant en falaises à pic.   

 

 

C’est l’attrait de ces paysages incomparables qui nous a fait troquer une visite chez Herbert, dans sa demeure qu’il nous disait proche de la kiva de Santo Domingo, pour une excursion en compagnie de mon ami Gabriel. Nous quittons le comté de Bernalillo pour nous rendre dans le comté voisin, Cíbola, déformation espagnole du vocable Shiwina que les natifs de l’endroit (Zuñi) donnaient à la région. Nous allons visiter Acoma Pueblo, surnommée Sky City, la ville du ciel. Quand on en voit l’accès, cette dénomination se passe de commentaire…

 

 

 

Acoma est située au sommet de cette mesa s’élevant à 112m d’altitude et constitue l’un des lieux de peuplement ininterrompu les plus anciens des États-Unis, les premières communautés s’y étant installées entre les XIe et XIIe siècles.

 

 

 

Guide-Pisteur-Sioux, Tchèt-Volant-Grenadine et Ange-Accompagnateur-Gabriel sont absolument époustouflés par la magnificence des lieux,mais cette majesté ne semble pas émouvoir tout le monde de la même manière, à en juger par cette personne jouant nonchalamment au base-ball sur le parking du site…    

 


 

Aujourd’hui c’est jour de célébration à Acoma, et nous apprenons que les photos, d’ordinaire permises, sont interdites sur la mesa car vont y avoir lieu des danses rituelles en l’honneur de l’enfant Jésus. La joie de pouvoir assister à ces danses compense quelque peu la déception inhérente à l’interdiction… Heureusement que nous nous sommes voluptueusement abandonnés aux provocations photographiques surgissant tout au long des presque 100km du trajet-aller !

 

 

Nous avons la chance d’arriver peu avant que ne débute la prochaine visite (et dernière du jour). C’est à bord de ce petit autobus, blanc comme les cheveux qu’il arborerait certainement en sa forme humaine, que nous allons entamer l’ascension de la côte menant au sommet de la mesa.

 

 

Le véhicule s’ébranle lourdement et toussote un peu dans l’effort accompli pour nous mener jusqu’au sommet, où nous attend notre guide. Sur un ton monocorde et pourtant accrocheur par ses tonalités haut perchées et ses propos éclairés, celui-ci nous en apprend davantage sur l’histoire d’Acoma. Déformation professionnelle oblige, je suis particulièrement intéressée par ses explications étymologiques concernant les toponymes espagnols de la région, et leurs correspondants en Keresan, la langue locale qui nous révèle que Acoma serait une déformation de aa'ku (pierre blanche) et meh (les gens) et signifierait donc « peuple du rocher blanc ». « Logique » si on pense à nouveau à notre métaphore de vieillesse…

C’est qu’il s’en est passé des choses sur ce rocher, les plus terribles étant incontestablement les affrontements entre gens d’Acoma et Conquistadors. En 1598, Juan de Oñate se montra le digne et fier héritier de son conquistador de père qui avait fondé, entre autres villes, ‘ma’ Guadalajara mexicaine… Juan partit de son Mexique natal pour pénétrer l’actuel Nouveau-Mexique et commencer une série de raids sur les différents pueblos que ses troupes trouvaient sur leur passage. Mais les gens d’Acoma se sont défendus. Lors de la bataille, les Espagnols tirèrent au canon en direction de la mesa. La tradition orale locale parle de suicides depuis le sommet du rocher, de chiens espagnols dressés pour manger les prisonniers indiens vivants, et de tout un catalogue d’horreurs diverses. Acoma fut battue par les Espagnols, technologiquement supérieurs, et des 2000 âmes vivant dans ce Pueblo avant l’invasion il ne resta plus que 250 survivants, car femmes, enfants et vieillards ne furent pas épargnés par les troupes luttant au nom de « sa majesté » le roi d’Espagne. Les prisonniers furent emmenés précisément à Santo Domingo Pueblo, là où Guide-Pisteur-Sioux et moi-même avions pensé nous rendre avant de décider de visiter Acoma. Les enfants de moins de 12 ans, quant à eux, furent arrachés à leurs parents pour être élevés par les missionnaires, même si en réalité beaucoup d’entre eux finirent esclaves. La douzaine de combattants encore en vie après la bataille subit un châtiment terrible: Oñate, dans un accès de cruauté gratuite, ordonna de leur couper le pied droit.

C’est pourquoi, en 1998, lors de la commémoration du 400ème anniversaire de la fondation du Nouveau-Mexique par les Espagnols, un groupe d’activistes Pueblos avait scié le pied droit de la statue à l’effigie du Conquistador se trouvant à Española, la petite ville proche de Santa Fe qu’Oñate avait érigée en capitale en 1598. Les journaux parlèrent de cette amputation comme d’un acte de vandalisme, mais les auteurs de la vengeance symbolique envoyèrent un écrit avec une photo de la botte éperonnée désormais en leur possession. Ils évoquaient leurs frères d’Acoma dans leur déclaration, expliquant que c’est à eux qu’ils voulaient rendre hommage et non au boucher qui les avait mutilés au nom de sa civilisation…

On dit souvent que l’Histoire est écrite par les vainqueurs, et même si au XIXème siècle les Hispaniques de la région seraient à leur tour colonisés et marginalisés par les Étasuniens, la geste de leurs ancêtres conquistadors et pionniers s’inscrit victorieusement en lettres de bronze dans le parc du Musée d’Art et d’Histoire d’Albuquerque, sous forme d’une fresque statufiée. L’ensemble s’intitule ‘La Jornada’, un terme de l'espagnol caractéristique du Nouveau-Mexique qui rappelle l'anglais 'Journey' mais évoque aussi précisément les caractéristiques de ces longs trajets effectués par les pionniers, dont la journée était rythmée par le nombre d'heures qu'hommes et bêtes de somme pouvaient avancer. Le nom d'un désert du sud du Nouveau-Mexique évoque d'ailleurs les terribles conditions de voyage: La Jornada del Muerto… Les personnages représentés sur la fresque  statufiée sont les militaires, les missionnaires et les familles de pionniers partis du Mexique espagnol pour explorer les lointaines contrées du Nord.

 

 

Aux côtés de ce cavalier, el Adelantado don Juan de Oñate, se trouvent tous ceux qui ont contribué à faire de ce lieu une terre hispanique par excellence, modifiant profondément les structures précédentes tout en œuvrant tout de même, à la longue, à la saveur métissée si caractéristique de cette terre, parmi les plus fascinantes qu’il m’ait été donné de visiter.

 


 

Mais il est clair que tant de strates successives donnent aussi lieu à une guerre des mémoires, chacun voulant laisser sa trace dans l’histoire humaine et individuelle…

 

 

Prise d’un désir de mieux percevoir la multiplicité vibrant à l’unisson des contrastes géologiques de cette terre, j’avais placé ma main un long moment sur une pierre proche de la fresque de bronze, comme pour interroger sa mémoire atavique au sujet de toutes les âmes l’ayant saluée au cours des siècles. C’est ainsi que le Kokopelli ornant ma bague acquise à Old Town entama la mélodie des racines sur sa flûte enchantée… Je fus alors tentée de lire les noms de tous les membres de l’expédition d’Oñate, puis extrêmement surprise de trouver parmi ces noms un certain Rodrigo Belman de… Belgique !

 

 

Le mystère enveloppant cette présence reste encore entier, mais je compte bien sonder plus avant les origines de ce Belge du Nouveau-Mexique… Il n’est d’ailleurs pas le seul à avoir titillé ma ‘curiosité patriotique’. Dans une vitrine de Santa Fe, toute occupée à photographier les peintures naïves représentant les saints locaux, j'étais subitement tombée sur une Carolingienne ! En effet, au beau milieu de ce martyrologe en images trônait un membre de la parentèle de Charles Martel : Gertrude de Nivelles, née, comme son nom ne l’indique pas, à Landen...

 

 

Nouvelle coïncidence miraculeuse pour un tchèt volant décidément comblé... La religieuse poussait la sympathie jusqu’à s’être érigée en protectrice des chats et patronne des fileuses, tout cela, j’imagine, pour m’aider à suivre le fil d’une Ariane version Pueblo, désireuse de m'aider à tisser la trame de cette chronique féline rassembleuse des nuages du cielito lindo (joli ‘petit’ ciel) évoqué dans mon titre !

Ce ciel azur a fait l’objet d’une chanson mexicaine mythique fredonnée des deux côtés de la (proche) frontière USA-Mexique, et sur les deux rives de l'Atlantique. Il s'agit d'un véritable hymne à l'amour et à l’optimisme dont le refrain implore: ‘Ay, ay, ay, ay, canta y no llores’ (chante, ne pleure pas). J’en reparlerai plus longuement dans ma seconde chronique. Mais avant de clore ce premier chapitre, j’aimerais livrer ici une des sensations les plus enivrantes qu’il m’ait été donné de vivre, malgré le froid polaire que j’ai dû affronter pour ce faire.

De retour à la place d’Old Town, Albuquerque, il existe une boutique spécialisée dans toute sorte de gadgets mettant à l’honneur un des fleurons de la culture populaire d’Albuquerque : les montgolfières. Ces ballons multicolores sont partout dans la ville, dont ils traversent le ciel toute l'année durant, sauf en cas de tempête de neige ou de vent trop violent. Le mois d'octobre est particulièrement béni des dieux des aéronautes, car la ville voit son ciel se muer en un champ de coquelicots bigarrés à l'occasion de l'Albuquerque International Balloon Fiesta, que ses promoteurs qualifient de Greatest show OFF earth (l'expression 'le plus grand spectacle sur terre' devenant ainsi, grâce à un simple changement de préposition on/off, 'le plus grand spectacle en l'air'). Pour ma part, je pense que le spectacle est encore bien plus époustouflant vu du ciel que du sol...

L’aube du 1er janvier 2011 est sur le point de saluer la nouvelle année fraîchement étrennée, il est 6h15. Je dois vraiment être motivée pour me lever à cette heure si matinale, moi qui ne supporte pas être debout avant le soleil… Mais l’occasion, qui fait le larron, en vaut aussi l’effort. Enfin… Ceci n’est pas l’opinion de Guide-Pisteur-Sioux dont le navigateur en off n’entend pas sillonner les cieux. Je me laisse donc, une fois n’est pas coutume en ce voyage, sereinement guider par la seule étoile polaire brillant encore dans un ciel s’éveillant lentement. Seule face au lever du jour, un sentiment de plénitude emplit mes poumons d’une délicieuse bouffée de liberté et de complicité avec les éléments, alors que j’emprunte la route encore déserte qui me mènera au lieu de rendez-vous pour mon premier vol en ballon… Le soleil se lève et s’embrase en embrassant la terre, heureuse de cette nouvelle rencontre qui dure depuis des millénaires.

 

 

L'astre roi aide mes yeux encore embués de sommeil à repérer cette blancheur décidément caractéristique de tous les moyens de transport empruntés jusqu’ici. Voici le camion de l’entreprise World Balloon auprès de laquelle j’ai réservé cette expérience hors du commun.

 

 

L’anxiété due à la signature d’un texte donnant un peu froid dans le dos quant aux possibles accidents est vite tempérée par l’excitation des préparatifs de ce vol pas comme les autres.

 

 

 

Randy, notre pilote, nous apprendra les rudiments de la navigation et les positions les plus adéquates lors de l’atterrissage avant qu’on ne prenne une dernière photo depuis la terre qu’on va bientôt quitter en douceur.

 

 

Allez, haut (et chaud) les cœurs, on est presque partis !!

 


 

Plus j’avance en âge et plus je suis sujette au vertige, mais curieusement, depuis cette petite nacelle en osier, je me sens en sécurité, et mon esprit est tout occupé à se laisser envahir de cette sensation de bien-être. Ce qui frappe peut-être le plus : l’absence de bruit. On glisse en silence vers le Río Grande tout proche, qui charrie de la glace dans sa course vers le Mexique. Seuls les aboiements des chiens nous rappellent les réalités terrestres et leurs incompréhensibles notions de propriété et de frontières.
 

 


 

Vue d’ici, cette terre redevient une, certes changeante au gré de son relief et des éléments la traversant, mais en aucun cas sujette aux enfermements humains. Le froid est intense, mordant, enveloppant, mais il me permet finalement de sonder avec plus d’acuité les voies de mon coeur en communion avec cette terre. Le souvenir de la beauté de cet instant m’incite, plus qu’à me lancer dans de longues descriptions, à simplement partager en images certains de ces moments bénis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le vol touche à sa fin, mais l’expérience, elle, perdure une fois sur terre. Oubliés les -15ºC, oubliée l’appréhension de ‘l’avant-ascension’, oubliés les soucis dont je comprends enfin toute la portée du qualificatif ‘bassement’ matériels.

En guise de petit déjeuner d’adieux, et après réception d'un diplôme faisant état de notre baptême en ballon, petits gâteaux, fruits frais et une coupe de champagne marquée du sceau de la prière de l’aéronaute :

 


 

The Balloonist’s Prayer : The winds have welcomed you with softness,The sun has blessed you with his warm hands. You have flown so high and so well that God has joined you in your laughter and set you gently back again into the loving arms of Mother Earth.

 

‘Les vents t’ont accueilli en douceur

Le soleil t’a béni de ses mains rayonnant de chaleur

Tu as volé si haut et si bien

Que Dieu a inscrit son rire dans le tien

Avant de te déposer délicatement

Au creux des bras aimants

De notre mère la terre’

 

Emplie de toute la justesse de cette incantation envers une terre enchanteresse, je trinque à nos retrouvailles dans un prochain billet de Tchèt-Volant-Grenadine. Je tenterai alors d’ajouter à cette ébauche de fresque néo-mexicaine les tons les plus chauds des expériences humaines, les touches les plus ocres des rencontres qui comptent.

 

Qui m’aime… m’attende !
 
Nathalya Anarkali

 

Mise à jour le Dimanche, 13 Février 2011 14:15