Le fric et le sacré
Écrit par Albert Moxhet   
Vendredi, 19 Avril 2013 14:59

Samedi Coup de gueule d’Albert Moxhet

La presse en a parlé, mais à notre époque où triomphe le superficiel, ça ne revêt que l’importance d’un fait divers dans l’actualité internationale. Et pourtant, la vente aux enchères à Paris d’une série de masques sacrés des Indiens Hopi marque une fois encore la victoire de l’argent sur le respect de l’autre et de ses différences.

 

Confinés dans leur réserve du Nord de l’Arizona, les Indiens Hopi sont, avec les Pueblos du Nouveau-Mexique, les descendants de ceux qu’il est convenu d’appeler les Anasazis, une civilisation dont les ancêtres seraient venus d'Asie par l'Alaska il y a quelque 12 000 ans; ils descendaient vers le Sud en longeant les Montagnes Rocheuses. Nomades vivant de chasse et de cueillette, ces "peuples archaïques" commencèrent à se sédentariser vers 6000 a.C.n. et l'on peut considérer qu'ils se fixèrent dans le Nord du Plateau du Colorado environ un siècle avant notre ère. Durant les quatre premiers siècles de celle-ci, ils occupèrent le Sud du Colorado, le Canyon de Chaco au Nouveau-Mexique, Kayenta en Arizona et la région frontalière de l'Utah. Dès le début du Ve siècle, la poterie va transformer leur existence et rester jusqu’aujourd’hui un élément important de leur identité. C’est aussi à cette civilisation, qui ne connaissait ni le fer ni la roue, que l’on doit la construction de maisons à plusieurs niveaux dans les creux des falaises de canyons et de véritables villes à l’architecture remarquable.

 

Vivant dans une zone quasi désertique, les Hopis ont développé une agriculture spécifique, le dry farming et ont conçu une véritable charte écologique à l’échelle de la planète, un document plein de bon sens et de logique que les puissances économiques veulent ignorer. Parmi les Indiens d’Amérique du Nord, les Hopis sont sans doute ceux qui ont conservé avec le plus de fidélité leurs traditions ancestrales. D’une manière plus rigoureuse encore que les Pueblos, ils ont établi, à l’égard des visiteurs, une étiquette qui, tout en préservant les valeurs de l’accueil, leur évite d’être considérés comme des attractions touristiques. Pacifiques mais jaloux de leur autonomie, ils ont dû affronter la pression uniformisante des Blancs contre leur langue, leurs coutumes et leurs croyances. Celles-ci, qui font une place essentielle à la Terre-Mère, se situent dans la ligne des mythes de création de mondes successifs où l’on retrouve les thèmes du Déluge et de Babel. De très nombreuses divinités protectrices, plus exactement des intermédiaires, les Kachinas, sont le lien entre le surnaturel et l’humanité et ont en charge tout ce qui concerne la fertilité de la terre. Pour apprendre aux enfants à  les reconnaître – car chacune a ses codes propres – on sculpte des poupées qui les représentent.

Chaque année, dans les premiers mois, les Kachinas, incarnés par des danseurs masqués, descendent dans les villages pour célébrer les rites propres à assurer la perpétuation des ressources vitales pour la communauté. Cela fait partie de l’initiation des enfants, comme un rite de passage : « Chaque enfant tient les kachinas pour des êtres surnaturels, notait en 1895 l’ethnologue Aby Warburg, et l’instant où il est instruit sur la nature des kachinas et accepté lui-même dans la société des danseurs de masques constitue le moment le plus important dans l’éducation de l’enfant indien. » On comprend donc pourquoi ces masques, généralement conservés dans le secret des kivas (caves cérémonielles), ont un caractère sacré qui ne se mesure pas à l’étalon du marteau d’un commissaire-priseur parisien qui, en plus, s’est permis d’ironiser sur certain motifs de leur décoration.

 


 

Tout ceci nous amène à constater, une fois de plus, non seulement le pouvoir délétère de l’argent, mais aussi le mépris dans lequel l’homme blanc ou occidentalisé tient ce et ceux qui diffèrent de ses étroites normes, inversement proportionnelles à sa bêtise, à son ignorance et à sa fatuité. Le sens du sacré disparaît de nos sociétés, ce n’est pas une affaire de religion, c’est une affaire de respect de l’autre et de ce qui lui permet de s’élever au-dessus de la matière brute. Il est des lieux où souffle l’esprit. J’en ai rencontré plus chez les Amérindiens qu’auprès des coffres-forts de collectionneurs prétendument cultivés.    

Nos photos :-     L’Avenir du 13 avril 2013                                 

-       Poterie anazasi ancienne

-       Poterie hopi XXe  siècle

-       Poupée Kachina XXe siècle : la Terre-Mère

-       Deux poupées Kachinas XXe siècle (détail)

 

 

Mise à jour le Vendredi, 19 Avril 2013 15:36