Sophie nous présente : LOIN DE CHANDIGARH
Écrit par Sophie Gardier   
Lundi, 29 Mars 2010 05:49

Il y a six mois, une main amicale m’a tendu un roman indien, couverture lisse et blanche peuplée de silhouettes animales fantomatiques : éléphants, oiseaux... exotisme sur papier glacé dans son édition originale chez Buchet/Chastel  ( 2005 ).

Une voix espiègle me lança : « Attention, c’est chaud ! » avant de me le confier.


C’est ainsi qu’un livre m’est tombé dans les bras : 700 pages gravées dans la chair d’un homme sous la légèreté d’une plaisanterie mutine.

La lecture d’une histoire peut-elle transformer votre regard sur le monde, sur votre vie?
Oui, l’alchimie a opéré chez moi son œuvre.
Il s’agit bien ici de « The Alchemy of Desire », titre original anglais de ce roman-fleuve au parfum épicé d’érotisme puissant.

Un homme s’y met à nu, corps et âme, et raconte ce moment fatidique où son désir inextinguible pour sa perfection faite femme, Fizz, bascule dans un néant hanté par les écrits d’une morte fascinante, Catherine.

Entre Delhi, Chandigarh et les contreforts de l’Himalaya, c’est toute l’Inde moderne qui  ouvre son cœur, son ventre et sa tête.
Loin des cartes postales new age, des ashrams et autres reliques de Gandhi, loin aussi de « La Cité de la Joie », un Indien de 42 ans, journaliste d’investigation,  pose un regard gourmand et affûté sur sa mouvante patrie débordante d’énergies contradictoires.

L’Inde de Tarun Tejpal déploie la sensualité d’une nature mystérieuse, odorante et omniprésente, entre sauvagerie désolée et îlots de verdure au cœur des villes surpeuplées.
L’amour charnel devient ode sacrée, lyrique et tantrique.

 «L'amour n'est pas le ciment le plus fort entre deux êtres. C'est le sexe. » clame notre homme en guise d’ouverture.
Ensuite, la solitude : traversée du désert sans désir.

Voici venu le moment où le sablier s’est vidé : plus rien n’a de sens, d’énergie.
Le retournement est inévitable.
Instant suspendu dans le vide,  diabolo fou tournoyant sans axe, sans but.

« La rotation doit se poursuivre jusqu’à ce que l’univers entier soit démêlé.
Jusqu’à la perte de conscience.
Jusqu’à ce que l ‘on goûte l’oubli au cœur de l’univers. »

Après ce chavirement vertigineux, cet égarement total, un sens nouveau émerge et  la vie reprend son cours.
« Le sexe n’est pas le ciment le plus fort entre deux êtres. C’est l’amour. » conclut le romancier.
Cette « crise de la quarantaine » prend une dimension lyrique passionnante.
Tous les piliers de l’existence d’un homme sont ici ébranlés, malmenés, interrogés.
 
Tejpal fait partager les affres du vide ordinaire: angoisse de la page blanche, quotidien modeste d’un couple hors normes sociales et religieuses,  issu du mariage entre deux cultures, hindouiste et musulmane.
On y frôle le naufrage au sein de la « Confrérie des Glands Etincelants » (sic … ou sikh !!!!) en escaladant le mât glissant de la réussite sociale au sein d’un grand journal, au risque de la perte irrémédiable de son âme créative.

L’humour omniprésent se décline en comique de situation, scènes savoureuses ou envolées politico-tragico-grotesques, le tout servi dans une langue riche déferlant en cascade de poésie et crudité, accouplées dans un féroce appétit de vivre.

Rien n’est passé sous silence, chaque détail ordinaire prenant un relief saisissant.
Inoubliable cette scène où un bus rescapé de la 2e guerre mondiale conduit par deux illettrés, dont c’est la première sortie hors de leur campagne reculée, vient rendre l’âme au centre de Delhi en une apothéose de jurons hallucinants !
Intraduisibles et donc parfois non traduites, les chansons et poésies indiennes rythment les pas du narrateur.

Voyage en Inde du Nord mais aussi déambulation sur les traces de Catherine, Américaine du début du 20e siècle : entre Chicago, Londres et Delhi, la deuxième partie du roman se mue en haletant suspense posthume.

Il est bien difficile de révéler tout ce que recèlent ces pages passionnantes tant est riche la palette de leur créateur.
Hors des sentiers battus de la littérature indienne  mystique ou  bollywoodienne, Tarun Tejpal jette un regard actuel sur un pays qui interroge la  modernité et  ses traditions, écartelé entre des courants religieux vivaces et les tombes encore béantes de ses leaders assassinés.
Chandigarh, ville universitaire où se perpétue une éducation à l’anglaise et l’architecture  rationnalisante de Le Corbusier,
"... cette étrange cité minérale née de la géométrie et non du besoin. Une ville bâtie avec des rapporteurs, des règles, des équerres, des compas, bien plus qu'avec de la passion, de l'émotion, de l'ardeur et de la créativité. Le Français qui l'avait édifiée en avait expurgé à la fois la sensualité accomplie de son peuple et la truculente robustesse des Indiens. Il avait construit un habitat géométrique. Seul le temps en ferait une ville. Beaucoup de temps."

Lieu des premiers émois amoureux, des rêves adolescents d’un héros ordinaire.

Au sortir de la lecture de ce roman, longuement exploré dans sa première partie puis dévoré dans la seconde, j’ai éprouvé une sorte d’éblouissement : comment peut-on concentrer tant de contradictions dans une seule histoire ?

Et d’où vient l’énergie inépuisable, le ravissement tenace qui émanent des pages de ce nouvel écrivain ?

Une partie de la réponse semble résider dans la genèse de l’œuvre : menacé de mort pour avoir révélé un scandale qui fit « sauter » le ministre de la défense de son pays en 2002, Tarun Tejpal s’est vu contraint de se taire un moment, accablé par la censure et les représailles « officielles ».
Son journal en ligne Tehelka ayant été interdit par le gouvernement indien durant cette période,  c’est un homme privé de sa liberté d’expression et de mouvement qui a pris la plume.
Depuis dix ans, il portait en lui ce premier roman.

Comme Gabriel Garcia-Marquez et Milan Kundera, Tejpal a insufflé à son combat politique l’âme poétique de la fiction.
Sa retraite imposée a accouché d’une véritable alchimie.

« A cette époque, nous faisions ensemble des découvertes sur lesquelles nous n’avions rien lu ni entendu. Nous nous dépouillions de toutes les hontes dont les années nous avaient emmaillotés. Derrière les hontes, nous mettions au jour des réactions d’une innocence que nous aurions eu peine à imaginer. Une gaîté rare, qui n’ôtait rien mais qui donnait.
 Je m’aperçus que pour faire trembler la terre, il faut non seulement la nudité de corps, mais aussi la nudité de l’âme. »

Oui, il y a une gaîté rare qui vient de « Loin de Chandigarh » et fait trembler la terre.
Une découverte.
C’est cela que je voulais vous transmettre, avec l’espoir que ce roman du 21e siècle indien poursuive son périple de main en main autour de nous.
Vous le tendrez peut-être un jour à un ami avec un clin d’œil.
 « Attention, c’est chaud ! »

Sophie Gardier

En 2009, un nouveau roman intitulé « Histoire de mes assassins » à vu le jour : à suivre…

 


LOIN DE CHANDIGARH
Tarun J TEJPAL
Traduit par Annick Le Goyat
Poche: 692 pages
Editeur : LGF (28 mars 2007)
Langue : Français
ISBN-10: 225311801X
ISBN-13: 978-2253118015

 

 

Une chronique de Sophie Gardier

 

 

Mise à jour le Lundi, 12 Avril 2010 16:35