Les grandes étapes de l’histoire sociale verviétoise de 1709 à 1909 : Première partie
Écrit par Freddy Joris   
Mercredi, 17 Juin 2009 07:08
Reportons-nous trois siècles en arrière, à Verviers en 1709. Alors que Gand, par exemple, abrite déjà 50.000 personnes, Verviers compte seulement autour de 5.500 habitants. Elle a été érigée en ville en 1651, suite à l’extension du travail de la laine grâce à l’absence de règles corporatrices et la présence d’un cours d’eau facilement accessible sur le fond plat de la vallée,  la qualité de cette eau n’ayant rien à voir.
Autour de Verviers, les villages d’Ensival, de Stembert, de Heusy, d’Andrimont et de Pepinster faisaient partie du Marquisat de Franchimont (qui s’étendait, au sud, sur les actuelles communes de Theux, Spa et Jalhay), lui-même intégré à la Principauté épiscopale de Liège.

Celle-ci jouissait d’une relative indépendance par rapport à tous les autres petits Etats voisins et qui étaient alors réunis sous la mainmise de l’Espagne et connus comme « Pays-Bas espagnols ». Un de ces anciens petits Etats était le duché de Limbourg qui se trouvait aux frontières nord-ouest et nord-est du Franchimont. Cette frontière était certes poreuse, mais bien réelle, car les monnaies, le droit, les règles commerciales, les taxes, etc., différaient.

Par contre, Mont-Dison mais aussi Hodimont, Francomont (face à Ensival), Lambermont, Petit et Grand Rechain, Wegnez et Cornesse à l’ouest, ainsi que Baelen, Dolhain, Limbourg, Goé, et Eupen à l’est dépendaient donc véritablement d’un autre régime politique, alors espagnol : de là le nom de « faubourg d’Espagne » sous lequel les Verviétois désignaient alors Hodimont.
 

A l’ouest de Verviers, la limite suivait la Vesdre puis elle suivait entre Verviers et Dison, le ruisseau du même nom puis celui des Foxhalles et enfin celui dit de Fonds-de-Loup, qui sont tous aujourd’hui canalisés et couverts. Comme la carte montre Verviers entourée de fortifications, en jaune ici, on peut la dater de 1675 puisqu’elles furent achevées en 74 et détruites en 76.

 
Dans cette partie de la future agglomération, la frontière marquant la limite du Franchimont partait de la Vesdre à hauteur des actuels pont Parotte, place Saucy et rue St-Antoine, elle coupait en deux en quelque sorte la rue de Hodimont à hauteur de la rue du Commerce (la partie orientale étant verviétoise), puis rejoignait la future rue de la Grappe le long du ruisseau de Dison aujourd’hui couvert, avant de rebifurquer vers l’est pour englober dans le marquisat le village d’Andrimont jusqu’à l’actuel zoning des Plenesses.

 

A Hodimont, un pont franchissait le ruisseau faisant frontière entre Verviers et le faubourg d’Espagne à hauteur de l’actuelle rue du Commerce, et ce faubourg se réduit alors à une seule rue, la rue Grande, continuation de la rue de Hodimont sur Verviers. De cette rue Grande partent vers le sud-ouest deux ruelles en cul-de-sac, dont une deviendra la rue du Moulin tandis que l’autre, la ruelle Croufer, est la future rue de la Chapelle, conduisant à la foulerie Pilate qui deviendra beaucoup plus tard l’usine Bouchoms. Entre les deux, rien en 1709, rien que des prairies. Parallèle à la rue Grande, en bord de Vesdre, la rue Neuve (aujourd’hui rue Jules Cerexhe) sera ouverte en 1711. Vers le nord, les rues de l’Invasion vers Petit-Rechain ou de la Grappe vers Dison ne sont encore alors que d’étroits chemins de campagne.

 

Donc, c’est une donnée essentielle à retenir, l’actuelle agglomération verviétoise, aujourd’hui coupée entre les deux communes de Verviers et Dison, était sous l’ancien régime coupée par une véritable frontière d’Etat.

 

Déjà à l’époque, la région drapière englobe le duché de Limbourg et le marquisat de Franchimont tout le long de la Vesdre et à Verviers même. On trouve alors ici ce qui est sans doute la plus grosse concentration pré-industrielle d’Europe au XVIIIe siècle : 3000 métiers à tisser battant de part et d’autre d’un axe de 30 kilomètres de long. La filature de la laine se fait surtout alors à la campagne. Par contre le tissage est effectué en majeure partie par des tisserands installés en ville et des concentrations de travailleurs existent donc déjà pour cette étape de la production de même que pour le foulage, le pressage, le lainage, la teinturerie et le tondage, qui est la dernière étape du processus. Il ne s’agit donc pas de la tonte du mouton mais de la tonte du drap pour sa finition.

 

Jusqu’à l’invention des tondeuses mécaniques en 1817, les tondeurs sont les ouvriers qualifiés les plus réputés dans les fabriques textiles parce qu’ils sont au cœur de l’opération technique la plus importante, qui rend le drap commercialisable ou non. A l’aide de grands ciseaux tranchants appelés forces, leur travail consiste comme on le voit ici à couper les poils de laine que les laineurs ont tiré du drap en enlevant leurs chardons. L’outil pèse 60 kg, on en a vu une paire, et il exige force, habileté et acuité visuelle, si bien que les tondeurs sont en quelque sorte l’aristocratie des métiers du textile.

 

D’après le premier historien du syndicalisme verviétois, Laurent Dechesne, c’est dans la partie limbourgeoise de la région textile et à Eupen notamment que le premier mouvement social des tondeurs a eu lieu en 1715, quand ceux-ci ont boycotté les ateliers embauchant des étrangers (c’est-à-dire plus que probablement des Verviétois) et exigé qu’on leur réserve l’ouvrage disponible. Comme à Montjoie, à Aix-la-Chapelle ou à Verviers, il n’existait aucune règle corporatrice d’embauche en dehors de deux années d’apprentissage si bien que les tondeurs franchimontois, limbourgeois ou allemands étaient dès cette époque les ouvriers les plus habitués à émigrer quand ils manquaient de travail, même si l’émigration n’impliquait que le franchissement de la Vesdre pour certains.

 

Cette absence de corporations dans la région est un élément très important. De quoi s’agissait-il, là où ces corporations existaient depuis le Moyen Age, comme à Gand par exemple? En deux mots, d’un organisme mixte regroupant les « maîtres » et les « compagnons », autrement dit les employeurs et les salariés, investi d’un monopole économique sur le plan local et fixant des règles pour toutes les parties, si bien qu’elles protégeaient les compagnons contre les velléités de baisser les salaires en recourant à des ouvriers étrangers ou plus jeunes, ce qui n’empêchait pas les travailleurs de créer souvent parallèlement leur propre « compagnonnages » pour s’entraider. Mais de Verviers à Aix-la-Chapelle, il n’y avait aucune structure, ni corporation, ni compagnonnage, seulement un terrain vierge pour le capitalisme et pour les tensions sociales. L’absence de corporations laissait donc ainsi au patronat le champ libre pour négocier les conditions d’embauche avec leurs travailleurs.

 

Les troubles de 1715 se sont reproduits pour le même motif en 1722 et ils provoquèrent l’adoption, à Bruxelles, d’un règlement confirmant en 1724 la totale liberté des drapiers du duché de Limbourg dans le choix de leurs ouvriers. Etait-ce une réaction à cet échec, mais toujours est-il que c’est en 1724 aussi que les tondeurs de la région créèrent une « bourse » destinée à venir en aide aux ouvriers malades, qui fut la première organisation ouvrière, mais de type mutuelliste, dans nos contrées. Edmond Stoffels m’a fait parvenir ce document de 1724 en 30 articles et en vieil allemand, qui est soit le mandement impérial relatif à la draperie limbourgeoise, soit un document relatif à cette bourse.

 

Quinze ans plus tard, en 1739, c’est à Verviers même que les troubles se produisent, et cette fois à l’initiative non des tondeurs mais de centaines d’ouvriers tisserands qui, eux, réclament que les drapiers verviétois soient tenus de faire tisser en ville et ne puissent plus donner du travail au Limbourg. Or, depuis une modification radicale des droits de douane entre Verviers et les Pays-Bas en 1722, certains drapiers verviétois avaient investi dans la création de fabriques à Hodimont et à Francomont, dédoublant et délocalisant ainsi leurs opérations d’un côté ou de l’autre de la Vesdre en fonction de leur intérêt fluctuant au gré de l’évolution des règles douanières. En octobre 1739, puis en 1740 et en 1741, suite à de nouveaux mouvements dus à la misère extrême que connaissent alors les ouvriers verviétois, le Prince-Evêque Georges-Louis de Berghes accepte d’interdire aux Verviétois de confier quelque travail de la laine que ce soit hors de Verviers même, y compris ailleurs au Franchimont.

 

Cette interdiction de délocalisation, si on peut dire, est alors acceptée par les fabricants verviétois eux-mêmes tant la dépression économique est forte. Mais cinq ans plus tard déjà, ils obtiennent de pouvoir redonner du travail à Andrimont et Stembert, ce qui provoque de nouvelles manifestations des tisserands verviétois au printemps 1746, et comme en 1739 l’envoi de troupes par le Prince-Evêque pour calmer les esprits.

 

Donc, les toutes premières résistances ouvrières pour au moins conserver l’emploi prenaient le chemin du protectionnisme à l’échelle locale. Il en avait été de même au Limbourg, en octobre 1742, lorsque à Hodimont, les tondeurs avaient chassé des tondeurs venus de Sedan. L’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche, car les Pays-Bas étaient devenus Autrichiens depuis 1714, avait répondu à l’émeute, l’année suivante, en réaffirmant pour le Limbourg la liberté totale des fabricants en matière de choix du personnel et en interdisant toute réunion publique ou secrète des tondeurs.

Les ouvriers, de leur côté, avaient profité du conflit de l’automne 1742 pour renouveler les statuts de la « bourse » de 1724, déjà renouvelée une première fois en 1729. Cet acte de 1742 associait quarante-deux tondeurs majoritairement hodimontois mais aussi verviétois, il avait donc un côté « transfrontalier » que l’historien Paul Bertholet a clairement souligné d’ailleurs, mais il allait à peine un peu plus loin que la mutuelle de 1724 destinée à protéger les ouvriers en cas de maladie puisqu’il devait permettre seulement aux assurés de survivre une fois la vieillesse atteinte mais ce n’est pas encore à un syndicat que nous avons affaire.

 

Nous arrivons donc en 1759. Sur une gravure de Francomont qui date d’un siècle plus tard puisqu’on voit les cheminées à vapeur de l’usine Sauvage, on voit bien, à droite, les premiers bâtiments industriels établis de l’autre côté de la Vesdre, face à Ensival en terre franchimontoise. A Hodimont, une des plus anciennes usines textiles est celle de De Bonvoisin avec la maison du patron rue Cerexhe et l’atelier à l’arrière rue Petaheid. Non loin de là, on trouve la cour Magnée, qui est une des vieilles cours d’habitations ouvrières. Hodimont s’est donc bâti partout où il y avait des prairies 50 ans plus tôt, tandis qu’à l’est, Verviers reste coincée dans sa vallée, comme on le voit sur un dessin de 1750 et aussi sur un plan dressé en 1764 qui permet de visualiser toutes les ramifications du canal des usines.

 

En 1759, c’est surtout autour de la question salariale que des mouvements auront lieu. Il y avait déjà eu des problèmes soulevés sur ce plan jadis, les autorités devant rappeler souvent aux fabricants verviétois qu’ils ne peuvent payer leurs ouvriers en marchandises, de surcroît surévaluées, et les inviter pour la forme à fixer un montant nominal pour le salaire journalier. Mais dans la région verviétoise, plus que le maintien du salaire nominal ou le paiement des ouvriers en marchandises, c’est un autre type d’abus salariaux qui sera à l’origine des troubles de 1759, à savoir l’usage par les fabricants de monnaies à un cours surfait : les patrons drapiers verviétois se procuraient de la monnaie étrangère, hollandaise ou allemande et particulièrement d’Aix-la-Chapelle, à un cours bas et imposaient à leurs travailleurs, en l’absence de tout contrôle bien sûr, d’accepter celle-ci à un cours plus élevé, les différences de cours légaux existant entre Liège et Limbourg, et donc entre Verviers et Hodimont, rendant les vérifications encore plus complexes. Ce n’est qu’en voulant acquérir des produits au marché que les ouvriers pouvaient se rendre compte qu’ils avaient été spoliés. Voilà quatre exemple de monnaies en circulation alors et sur lesquels les drapiers traficotaient.

 

La crise éclate le 26 juin 1759 et elle va durer deux mois. Ce jour-là, quantité de tondeurs quittent les ateliers et s’attroupent pour dénoncer le paiement en « mauvaise monnaie ». Dès le lendemain, vingt-quatre fabricants s’engagent devant notaire à rester solidaires en payant leurs tondeurs comme ils l’ont toujours fait. Les attroupements se poursuivent le 28 et le Prince décide d’expédier sur place à la fois une troupe de trente hommes pour empêcher l’émeute (on voit à quoi la troupe devait ressembler d’après une gravure de l’imprimeur verviétois Depouille, dont l’atelier venait d’ouvrir) et son conseiller l’ancien bourgmestre de Liège De Chestret pour enquêter sur les griefs ouvriers. On a conservé le journal dans lequel De Chestret a consigné toute sa mission, je vous en passe les détails, sauf le fait qu’à Ensival, le marchand-drapier Polis lui confirme que lui et plusieurs de ses confrères verviétois sont en difficulté car ils ont vendu trop peu à la dernière foire de Leipzig, au point de garder sur les bras des centaines de draps en stock, ce qui explique qu’ils peuvent s’accommoder à ce moment de l’interruption de la production suite à la grève des tondeurs.

 

Au terme de son enquête sur place De Chestret est partagé, puisqu’il écrit, je cite : «  d’un côté, on ne pouvait souffrir la perte continuelle des ouvriers et négliger les justes raisons qu’ils ont de se plaindre à l’égard des monnaies, mais aussi d’un autre côté l’on ne pouvait contraindre les marchands à donner à fabriquer avec perte ».

 

Les tondeurs ont-ils alors pensé que leur mouvement était en train de l’emporter, ce qui les a rendus plus hardis ? Ou au contraire ont-ils craint, ne voyant rien venir de concret, de devoir encore longtemps résister face à la volonté patronale de tripoter leurs salaires ? Ou le mouvement de grève, qui s’essoufflait, approchait-il de sa fin au point que certains crurent nécessaire de donner une forme nouvelle à l’action comme André Renard en ’60 à la fin de la grève générale quand il créa le MPW ? Toujours est-il que le 13 août, clandestinement, seize ouvriers, délégués respectivement et en nombre égal par les tondeurs de Verviers, Ensival, Hodimont et Francomont, et en accord avec leurs confrères germanophones d’Eupen absents à la signature, approuvent une « Rénovation de confraternité » rédigée par le notaire Drèze à Verviers, que la moitié d’entre-eux, ne sachant lire ni écrire, signent d’une croix.

 

Ces seize hommes créent ainsi le premier syndicat verviétois, dont l’existence restera secrète durant plus de vingt ans. Les quatre corps de tondeurs signataires s’engagent en effet à ne pas reprendre le travail avant d’avoir mis en commun chez un caissier central de quoi soutenir un éventuel procès consécutif à la grève, à ne pas accepter de travailler en dessous du tarif de 20 sous de Liège, à s’opposer à l’embauche d’ouvriers n’ayant pas deux ans d’apprentissage reconnus et à assumer ensemble les frais d’un procès qui serait fait à l’un d’eux. Il ne s’agit donc plus du tout d’une mutuelle de secours ou d’une assurance vieillesse, mais bien, dans un contexte de grèves agressives autour du maintien du salaire, d’une association de défense des intérêts professionnels.

 

En outre, non seulement l’accord conclu implique des tondeurs francophones du marquisat de Franchimont et du duché de Limbourg, mais il doit concerner aussi les tondeurs du bourg germanophone d’Eupen. On constate donc ici un phénomène remarquable et singulièrement précoce de grouper dans une même communauté d’intérêts professionnels des compagnons de langues et de pays différents, au contraire des compagnonnages médiévaux qui étaient strictement locaux.

 

On a donc clairement affaire à une association ouvrière de défense, la première du genre, sans référence religieuse et sans masque philanthropique au contraire de celles de 1724 et 1742, et choisissant d’ailleurs de demeurer clandestine. Un pas de plus est donc franchi dans la mentalité ouvrière avec la création de ce groupement secret qui est l’ancêtre de tous les syndicats verviétois et qui marque selon les spécialistes le début du syndicalisme moderne en Belgique.

 

Les tondeurs de 1759 avaient raison de ne rien espérer ni de leurs patrons ni des autorités. Les uns et les autres laissèrent en effet le conflit s’étioler et prendre fin dans le courant du mois d’août, sans doute faute de combattants, puis le 3 septembre, le Prince-Evêque prit clairement fait et cause dans le conflit en faveur des patrons drapiers. Sur le placard affiché dans toute la ville, il n’était plus question d’un salaire fixe ni de la question des monnaies, mais d’une longue litanie de menaces à l’encontre des ouvriers perturbateurs de la liberté de travailler. Bref, comme le souhaitaient les fabricants, c’était la réaffirmation par le Prince-Evêque de Liège de leur liberté absolue de patrons, à l’instar de ce que Marie-Thérèse d’Autriche avait fait pour les Limbourgeois en 1743.

 

Pendant les trente années qui suivent les troubles de 1759, on assiste à un fort mouvement de concentration de la production dans les mains d’une vingtaine de fabricants importants dont sept ou huit sont de toute première importance et deux dominants, les catholiques Biolley et Simonis. Quant aux ouvriers occupés aux diverses étapes du travail de la laine, ils seraient environ 25.000 dans l’ensemble de la région drapière, 15.000 pour le Limbourg, 10.000 pour le Franchimont, mais l’écrasante majorité de ces travailleurs est encore rurale, et on évalue à 2.500 ouvriers les travailleurs urbains verviétois. Certains de ceux-ci travaillent déjà dans de véritables fabriques, accueillant en moyenne une centaine d’ouvriers, ce qui est une concentration très élevée pour l’époque, dont subsiste encore aujourd’hui la maison Closset, que voici, qui fut d’abord la première fabrique de Paul von dem Bruch puis de la famille Peltzer au XVIIIe siècle, qui allait s’affirmer comme un des seigneurs de la laine, mais de tendance protestante et libérale, au XIXe.

 

Les patrons limbourgeois ne cachent pas que la prospérité de leurs affaires est due notamment à l’absence totale de contraintes qu’ils rencontrent dans l’organisation du travail, comme ils l’écrivent avec conviction en 1764 pour repousser une demande de règlement émise par les tondeurs du Limbourg, je cite : « Chaque marchand dirige sa manufacture à son gré. Les modes et les goûts changent, le marchand-fabricant doit se prêter à ces grandes variations, et par conséquent diriger sa manufacture selon le temps et pas selon les ouvriers. S’il n’y a rien de stable à l’égard des marchands, comment leur prescrire envers l’ouvrier des règles fixes pour le futur, qui ne pourraient que gêner la fabrique, et la faire tomber dans une décadence certaine ?»

 

Toujours en 1764, les patrons verviétois de leur côté rappellent que la même absence totale de règles prévaut chez eux, je cite encore: « Il n’y a aucun règlement spécial qui établisse un salaire fixe pour la journée de chaque sorte d’ouvriers travaillant à la manufacture de draps de cette dite ville. Au contraire, le prix de ce salaire peut diminuer ou augmenter selon les différents changements qui interviennent en bien ou en mal dans la fabrique ; et chaque maître fabricant a la liberté de convenir en tous temps avec tous les ouvriers de chaque espèce de leur salaire ».

 

Pas question donc de règles salariales ni de condition d’embauche, pas question non plus d’organiser une répartition équitable du travail disponible entre tous les ouvriers, même avec réduction proportionnelle de salaire, en période de difficulté. Les patrons préféraient congédier – et donc priver totalement de ressources – ceux qui se trouvaient momentanément en surnombre, quitte à ne faire travailler les autres que durant trois ou quatre journées au lieu de six par semaine. L’auteur d’un Mémoire qui préconisait le partage du travail en 1766 soulignait que celui-ci se heurtait au refus des fabricants car ces derniers avaient ainsi en outre, je cite une dernière fois, écoutez bien, « la satisfaction de se venger des insolences que commettaient les ouvriers dans le temps qu’ils se croyaient nécessaires, et leur misère devait servir d’exemple aux autres ».

 

A Verviers, des troubles se produisirent encore à l’initiative des ouvriers du textile en 1769, 1773, 1779 et surtout deux ans plus tard, en janvier 1781, les tondeurs menant à nouveau la danse, cette fois pour s’opposer à l’embauche de tondeurs français à un moment, pourtant, où les fabriques tournaient à plein et où la demande de main d’œuvre était donc très forte, ce dont les autorités s’indignaient mais ce comportement était logique pourtant : tout comme les patrons verviétois avaient très vite perçu les « vertus » de la déréglementation, de la flexibilité des salaires et des horaires et même des délocalisations, les tondeurs avaient vite compris de leur côté qu’il leur fallait profiter des périodes où leurs bras étaient indispensables pour tenter d’obtenir, par la grève, de meilleures conditions.

 

Le 8 janvier 1781, on signale donc que des attroupements d’ouvriers commencent à se former en ville. Le 10, les tondeurs déclenchent une émeute. Le 11, suivant un scénario devenu habituel, le Prince-Evêque envoie une troupe de cinquante hommes pour mater la rébellion puis dans les jours qui suivent, on ignore comment, les autorités locales découvrent l’existence de la Confraternité de 1759. Ces autorités s’empressent de dénoncer au Prince-Evêque, dans le document que voici, « ce monument criminel d’effronterie » car elles perçoivent parfaitement la menace de la solidarité ouvrière transfrontalière entre Franchimont et Limbourg, et elles supplient le Prince-Evêque de frapper d’interdit l’organisation clandestine des tondeurs, ce que le Prince fait le 3 septembre 1781, en rappellant la liberté totale dont jouissent les fabricants de draps à Verviers en matière d’embauche et de salaire. Le chapitre des relations sociales dans la région drapière verviétoise sous l’Ancien Régime se clôture sur cet interdit de l’association des tondeurs qui sanctionne en quelque sorte le triomphe absolu du libéralisme économique et social, bien avant donc l’avènement du machinisme et de la grande industrie.

 

Huit ans plus tard, en 1789, parallèlement à la Révolution française, éclate la Révolution liégeoise dont les premiers actes sont posés non dans la capitale mais par les démocrates du Franchimont. Le seul imprimeur verviétois, Depouille, doit mettre sa production au goût du jour, en remplaçant dans son matériel d’impression les armoiries autrichiennes, liégeoises ou franchimontoises par le bonnet phrygien, le sceau des révolutionnaires verviétois puis celui de la République française. On ne l’enseigne pas assez, mais les Franchimontois furent une véritable avant-garde révolutionnaire et démocrate durant ces années troublées, ce qui se traduisit notamment dans deux faits historiques importants. Ce fut d’abord le Congrès de Polleur qui adopta le 16 septembre 1789 une Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen  plus démocrate que celle de Paris. Ce furent ensuite, le 23 décembre 1792, les vœux émis par les communes de Theux et de Spa en faveur de la réunion à la France, un mois avant Liège et le reste de l’ancienne Principauté. C’est cet avant-gardisme que la statue à Polleur et la route des Droits de l’Homme dans la région rappellent depuis 1989.

 

Bien entendu, tous les habitants du Franchimont, au niveau des notables surtout, n’avaient pas épousé les thèses révolutionnaires puis rattachistes. Au contraire, un clivage assez net s’était produit, dès 1789, à Verviers, entre les grands industriels d’une part et la masse de la population d’autre part. Comme dans toute révolution, c’est cette dernière qui s’était soulevée mais avec à sa tête des mécontents issus de classes plus élevées : Chapuis, qui sera décapité et statufié, est chirurgien ; le bourgmestre révolutionnaire, Fyon, dont la maison existe toujours en Thier Mère-Dieu, est un maître des Postes.

 

Par contre, la grande majorité des notables verviétois n’avait aucun intérêt à vouloir changer un régime qui lui accordait déjà la liberté économique absolue dont elle avait besoin et à la fin de l’année 1789, alors que le Prince-Evêque s’est exilé à Trèves depuis trois mois déjà, on constate que les principales familles ont déjà quitté la ville. Elles reviendront avec le Prince-Evêque en 1791 et elles fuiront à nouveau avec lui en 1794 devant les armées de la République française. A l’instar des nobles français, tous les ténors de l’aristocratie économico-financière verviétoise ont donc clairement choisi le camp de la contre-révolution. Ils reviendront quand ils auront compris que le nouveau régime ne portera en rien préjudice à la liberté de leurs affaires, cocufiant allègrement sur ce plan les émeutiers de ’89.

 

A cet égard, les tisserands avaient réclamé une augmentation de salaire et l’obtention pour eux des « queues et pennes », ces déchets de laine que les fabricants étaient prêts à leur racheter. Une ordonnance du Conseil communal du 29 septembre 1789 leur accorda satisfaction sur ces deux points mais ce fut la seule conquête ouvrière de cette révolution, et elle fut toute provisoire puisque les autorités supprimèrent ces deux acquis quelques mois plus tard. Par contre, cinq ans plus tard, fin 1794, ces mêmes tisserands étaient réduits à une misère atroce car l’émigration des fabricants avait privé de travail et donc de revenus la presque totalité des ouvriers, plus de la moitié de la population était sans aucune ressource, beaucoup quittaient la ville pour regagner les campagnes, bon nombre mouraient de faim aussi.

Fin de la première partie.

Mise à jour le Lundi, 15 Juin 2009 20:32