Philippe Jarbinet vient de sortir Omaha Beach
Écrit par Best of Verviers   
Lundi, 26 Septembre 2011 16:32

Philippe Jarbinet, nous voici quelques jours après la sortie de votre nouvel album "Omaha Beach", le troisième tome d' Airborne 44. Un accueil que l'on peut qualifier de remarquable alors que vous venez tout juste de rentrer de votre première tournée "promotion" : Caen, Rouen, le Havre et Paris ! C'est tout simplement fantastique ! On est heureux pour vous.

Lors de notre dernière rencontre pour la sortie des deux premiers tomes, nous vous avions demandé ceci: "Philippe, lorsqu'un artiste travaille depuis de nombreux mois sur un nouveau projet, on se demande comment il vit et évolue au fil des mois face à son nouveau défi ?" Votre réponse était la suivante : "Pour ce projet, le mot défi est très juste. Ce ne sont pas des mois mais des années qu’il m’a fallu pour le mener à son terme."

 

Qu'en a-t-il été pour ce tome 3 ?

La difficulté du premier diptyque fut de trouver un angle narratif satisfaisant.

La guerre est un sujet vaste, énorme, et on peut l’aborder de tant de manières qu’il devient vite impossible d’en choisir une. J’ai beaucoup voyagé dans la partie germanophone du pays, parce que c’était là que, logiquement, je devais situer mon histoire.

 

En effet, j’avais besoin que mes personnages tissent des liens profonds derrière les lignes allemandes, avant d’être emportés par la tempête.

La région de Saint-Vith fut la dernière à être reprise par les Américains, en janvier 1945. A partir de là, les lieux s’imposant, l’action du tome 1 elle aussi était orientée vers une sorte de huis-clos.

Le tome 2 couvrirait ainsi la résolution de l’histoire par l’action. C’est cette période de choix qui fut longue car pour identifier les faits historiques susceptibles d’être racontés, il fallait connaître tous les autres.

En clair, je n’utilise que 2 ou 3 % des 100 % de toute la matière historique que j’ai accumulée. Mais pourquoi ingurgiter une telle matière pour en utiliser si peu ? Tout simplement parce que ces petits 2 ou 3 % ne peuvent pas trouver de cohérence sans sortir des 100 %. 

 

Après cette étape, quand la structure fut posée, je pouvais me laisser aller à l’écriture proprement dite. Là, c’est plus rapide et moins stressant. Le dessin fut aussi une longue initiation puisque je n’avais jamais entrepris de raconter toute une histoire à l’aquarelle, où tant d’éléments de décor sont des objets aux formes très précises, du moindre pot de fleur au char allemand le plus détaillé.

 


Le tome 3 fut plus simple pour trois raisons :


1-    Je savais que je voulais raconter le débarquement sur Omaha Beach de façon organique, un peu à la façon de Spielberg dans « Ryan », ce qui n’a jamais été fait en bande dessinée. Il y a eu des livres didactiques mais jamais rien d’historico-fictif. C’était un défi et ça m’a attiré irrésistiblement.


2-    J’ai avalé de la doc sur des sujets déjà très ciblés : les unités américaines et allemandes sur le terrain à ce moment, les villes, les distances, les marais, les paysages (j’y suis allé trois fois, dont une en hiver pour voir Omaha Beach dans les mêmes conditions que le 6 juin 44, oùle temps était exécrable). J’ai parcouru toute la Normandie, de long en large, ainsi que le Cotentin.


3-    Je devais articuler la construction des tomes 3 et 4 en fonction des ressorts dramatiques des tomes 1 et 2. Ca, ce ne fut pas difficile parce que j’avais préparé le terrain.
Donc, un tome 3 difficile à dessiner, certes, dans lequel j’ai dû charger avec nuance les balances entre les parties « civile » et « militaire » en fonction des nécessités émotionnelles du récit. Mais à partir de là, ce fut un régal à réaliser.

 

 

- A la lecture d'Airborne 44, ces deux premiers tomes remarquables tant au niveau du dessin que du scénario, nous avons été touchés, émotionnellement parlant, par votre histoire, notre Histoire.  

Votre sensibilité, les valeurs d'Homme que vous défendez transpirent clairement dans ces récits. Nous avons été plongé dans une époque pourtant pas si lointaine mais dont le quotidien doit être rappelé souvent pour dire toute l'horreur de la guerre?  

Un devoir de mémoire s'impose-t-il pour vous à travers vos albums ?
 

Je pars du principe qu’un auteur n’a pas à faire la morale à ses lecteurs. Moi, je suis touché par l’Histoire parce qu’elle est une science humaine à forte perspective, ce qui n’est pas le cas du présent dans lequel on vit. Victor Hugo a dit que « chaque événement historique, s’il est mort en tant que fait est vivant en enseignement ».

L’Histoire nous dit qui nous sommes, dans nos bons et nos mauvais côtés. Nous devrions agir au présent en fonction de ce que nous savons du passé. Or, nous ne le faisons pas nécessairement car nous sommes des êtres complexes, en butte à des problèmes matériels dont la solution peut n’être pas morale mais efficace. Je ne parle pas de la cupidité et de l’égoïsme dont nous faisons preuve, défauts dont je ne m’exonère pas.

Je suis comme tout le monde : loin d’être parfait. Donc, je n’ai aucun droit de dire aux autres ce qui est bien ou mal.


Quand j’écris, je dis ce que je pense et la façon dont je vois le monde. Après, si le lecteur partage ma façon de voir, ça offre un cadre de discussion mais à la base, je ne cherche pas à donner de leçons. Quelle horreur, donner des leçons !

 

 

- Dans l'adversité, des hommes et des femmes dévoilent parfois  "un caractère exceptionnel", disait Giono. Ces homme set ces femmes qui entre en résistance, ça vous parle aussi dans votre vie ?

Je n’ai jamais eu l’occasion de savoir si j’aurais le courage de résister quand la sanction est la mort.

On s’imagine naturellement en résistant face à l’oppression mais honnêtement, depuis 66 ans, personne n’a eu l’occasion de se confronter à ce genre de choix, et c’est heureux.

Je pense que j’aurais certainement résisté à ma façon, mais je sais aussi que si j’avais eu des enfants, j’y aurais regardé à deux fois avant de m’engager. Il y a plein de formes de courage…


 

 

- Durant le temps consacré à la réalisation de ces tomes, l'actualité se renouvelle, le monde continue de tourner. On se demande parfois si les hommes tirent les conclusions des erreurs du passé.  Avez-vous parfois tissé des liens entre l'actualité du monde et cette période de 1944  dans laquelle vous êtes plongé ?


Sans aucun doute. La Seconde Guerre mondiale, en premier exemple. Le Traité de Versailles a mis fin à la Première Guerre mondiale en lui imposant à l'Allemagne de payer les dommages de guerre, ce qui l’a économiquement mise à genoux. Hitler a émergé en 1923 avec un programme monstrueux qui a fini par être avalisé par la population en janvier 1933.

 En octobre 1929, le krack boursier a ruiné les Américains (puis atteint l’économie mondiale), engendrant la terrible crise économique des années 30. Ces faits, apparemment indépendants les uns des autres, se sont révélés être des ferments qu’une étincelle a suffi à faire exploser.

On a donc vécu une Seconde Guerre mondiale vingt ans après la première. Elle a permis à l’économie américaine de redémarrer et lorsqu’elle a pris fin, l’Europe s’est reconstruite autrement, jusqu’à la signature du Traité de Rome en 1957, qui scellait la création de cette merveilleuse idée d’Europe unie.

Je suis un européen plus que convaincu. C’est l’Europe qui a offert les « trente glorieuses » à nos parents.

Aujourd’hui, on assiste à l’émergence d’une Chine puissante qui remet en cause l’hégémonie américaine et qui a intérêt à affaiblir l’Europe. C’est de bonne guerre mais si nous voulons survivre dans les années qui viennent, nous avons grandement intérêt à prendre de bonnes mesures maintenant, et à ne pas nous tromper. L’Histoire nous montre que nous n’aurons pas le droit à l’erreur sans quoi nous serons balayés. Le nez dans le guidon, on se dit que la route est jolie mais quand on prend de la hauteur, on constate qu’aucune grande civilisation n’a survécu à sa propre désorganisation, que ce soit l’Egypte, la Grèce ou l’empire romain.

Nous sommes rétifs au changement parce qu’il nous fait naturellement peur en nous confrontant à l’inconnu mais l’adaptation est le moteur de la survie et de l’extraordinaire domination de l’espèce humaine sur le reste du monde. Si nous nous adaptons, nous survivrons.
Voilà ce que l’Histoire nous apprend.

 



- Philippe Jarbinet vous avez décroché le 15 octobre 2010 le prix du meilleur scénario au festival français de Chambéry pour «Airborne 44». Une reconnaissance, un encouragement, un bonheur, ... ?

 

 Les trois à la fois !

Il faut prendre les honneurs et les rebuffades avec recul mais quand on voit son travail reconnu, ça fait inévitablement plaisir.

 

Ensuite, il faut se remettre au turbin sans trop penser à ces extras, parce que ces derniers ne doivent jamais prendre la place des motivations profondes.

C’est la cerise sur le gâteau, pas le gâteau.

 

- Nous savons que vous vivez vos aventures avec une passion peu commune. On imagine que la suite des deux premiers s'est révélée à vous assez naturellement ?
Oui et non. Il a fallu réécrire tout le scénario du second diptyque afin qu’il prenne pour charnière dramatique celui du premier, même si les histoires, à proprement parler, peuvent être lues de façon autonome. C’est une chance, dans le fond, que ces deux histoires s’inscrivent dans une chronologie inversée. On peut s’appuyer sur ce que connaît déjà le lecteur afin d’ouvrir des pistes et ménager des surprises et du suspense.

 

 

- On connaît le soin que vous mettez à effectuer un travail de recherche indispensable avant de vous lancer dans la réalisation de l'album. Quel a-t-il été cette fois ?

 J’ai agi de la même manière :

trois voyages en Normandie, scénario découpé en main et appareil photo en bandoulière.

 

 

J’ai aussi rencontré un monsieur de 80 ans, habitant Omaha Beach, qui a connu les événements de 1944.

 

J’ai dîné à l’hôtel Casino actuel où Suzel Piprel, petite-fille de la propriétaire de l’hôtel du Casino original (détruit le 6 juin), m’a ouvert ses albums de photos personnels

. On y voit Eisenhower, ex-président américain, en privé alors qu’il revenait périodiquement à Omaha Beach avec son épouse. Suzel, toute petite, tient la main de cette gentille dame et a l’air de ne pas comprendre qui elle est. J’ai eu le concours de Christophe Prime, conservateur au Mémorial de Caen, celui du Jeep Club du Vexin au nord de Paris, ainsi que l’autorisation de faire de nombreuses photos très pointues dans plusieurs musées normands.

Après, il faut faire des choix mais c’est quand même mieux d’être confronté à un excès de doc qu’à une carence. Bien des rencontres sont anecdotiques mais elles ont nourri le sujet.

 

Une rencontre qui m’a marqué en Normandie est celle de Buster Simmons, un infirmier de la 30e division qui a combattu dans la région de Verviers, notamment à Stavelot. J’ai vu ce vieil homme, (que je ne connaissais pas encore) au sud de Couvains, près de Saint-Lô. Il parlait à un journaliste américain, filmé au milieu d’un champ, le bras montrant des éléments du décor. J’ai attendu qu’il ait terminé sa prestation et après avoir obtenu l’autorisation de la productrice de l’émission, je suis allé lui parler. Quand j’ai prononcé le mot « Stavelot », il m’a dit qu’il y était allé. Imaginez : au beau milieu de nulle part, un jour en semaine, vers midi, je suis tombé sur un homme qui a risqué sa vie dans la ville natale de mon père ! A dix minutes près, je le ratais. La vie est quand même une belle source de surprises diverses.

 
Philippe Jarbinet et Buster Simmons
 
 

 

 

- Les personnages sont-ils les mêmes, ont-ils une vie après les deux premiers tomes ?
Les personnages sont différents mais il y a un cross-over entre les deux diptyques. Ils sont indépendants l’un de l’autre mais inextricablement liés. Si j’en dis plus, je tue le suspense.

 


 

 

- Un dernier mot sur cette sortie et vos projets immédiats…
Je rentre d’une tournée de dédicaces à Caen, Rouen, le Havre et Paris. Si je compare la réception du tome 3 par le public à celle du premier diptyque, la différence réside dans le fait que cette fois, les lecteurs connaissent Airborne 44 avant d’acheter ce nouvel album, très attendu. C’est donc un réel plaisir de voir que je touche des enfants, des couples, des personnes âgées, des femmes seules, de jeunes adultes, des spécialistes et même, Ô surprise, des gens qui d’ordinaire ne lisent pas de BD.
Mon projet est de donner une suite à ce deuxième diptyque mais je ne le ferai que si j’ai de la matière intéressante pour me tenir en éveil pendant deux ans de travail solitaire.
J’aimerais aussi raconter une histoire fantastique qui se déroule dans notre monde ordinaire, dont j’ai écrit 80 pages. Je ne sais pas trop où elle me mène et je sais qu’elle doit être amendée. Disons que j’ai une base qui me plaît mais qu’il est trop tôt pour la dessiner.
Ma priorité absolue reste Airborne 44.

 

 

Merci Philippe, comme à chaque rencontre, vos propos nous touchent, comme vos scénarios et vos dessins. Succès et à bientôt.

 

 

Mise à jour le Mercredi, 28 Septembre 2011 06:15